[Je décide de genrer au féminin en préférant « caissière » à « caissier » puisque ce travail reste majoritairement féminin]
Après avoir travaillé cinq semaines dans un magasin Carrefour, je me suis constituée une opinion sur divers phénomènes. Qu’on se le dise, un petit magasin de quartier est le parfait endroit pour faire un état des lieux de notre société. Entre le SDF qui ne s’est pas lavé depuis plusieurs semaines et vient dépenser tout son argent dans des sandwichs extrêmement chers et des litres de bière parce qu’il ne peut pas se permettre d’acheter autre chose, et le père de famille catholique avec la doudoune Uniqlo qui ne peut même pas te regarder dans les yeux toi, pauvre caissière, parce que son mépris se verrait trop, on trouve tout un panel d’archétypes sociaux. Tous, malgré leur position sociale, sont obligés de passer devant moi, la caissière, qui sait ce qu’ils consomment. Et tel monsieur qui achète trois croissants tous les matins, et telle madame qui vient s’acheter une bière à 18h et une autre à 20h, et telle madame qui achète un pot de Nutella par jour, et tel monsieur qui achète tous les midis une flasque de Label 5, etc.
Vous l’avez compris, moi, caissière à Carrefour, je connais vos vies à travers ce que vous consommez, je peux vous juger si je le souhaite et cette position de vulnérabilité vous est pénible. Notamment quand il faut supporter les cinq secondes de silence en face de moi parce que le TPE (la machine à carte bancaire) est lent.
J’ai appris deux grandes choses à Carrefour. La première, c’est que notre société a un sérieux problème d’alcool. Je m’avance peu en disant que plus de la moitié du chiffre d’affaires de mon magasin vient sans doute de l’alcool. Mais je ne m’étendrai pas là-dessus.
La deuxième chose que j’ai apprise en étant de l’autre côté de la caisse, c’est qu’il faut arrêter de souhaiter un « Bon courage » aux caissières.
Oui oui, j’entends votre première réaction : « Mais pourquoi ? Je sais bien que c’est très dur comme travail, donc je souhaite un bon courage, c’est quoi le mal dans ça, au contraire je compatis. » Et c’est là qu’est le problème : la compassion. Cette compassion qui me rappelle à moi, petite caissière, que le travail que je fais est dégradant, difficile, usant, cette compassion pleine de bonnes intentions peut faire très mal. Notamment si je viens de commencer ma journée de travail et qu’il me reste encore neuf heures avant la fermeture. Chaque « bon courage » alourdit le poids de la hiérarchie sociale qui pèse sur mes épaules, et me fait marcher plus lentement, avec le dos un peu plus voûté.
C’est dans ce genre de petits comportements imperceptibles qu’on ressent la réelle dévalorisation de certains emplois. « Bah oui, moi professeure des universités, je suis bien contente de ne pas être caissière, il faut du courage pour venir à bout de sa journée » — voilà ce que j’entends derrière ce « bon courage ». D’une certaine façon, c’est comme si ce « bon courage » était performatif. Avant de l’entendre, qui sait, j’avais peut-être bien commencé ma journée, le fait de devoir porter des caisses de bière ne me dérangeait pas, passer l’aspirateur non plus, si ça se trouve j’étais déterminée à ce que cette journée soit positive, dynamique ! Et là, arrive le « bon courage » qui me rappelle à ma position sociale : en tant que caissière, je suis en bas de l’échelle, je fais un boulot dégradant, un boulot qui nécessite du courage. Mais en même temps, mon existence est nécessaire, sinon monsieur ne pourrait pas acheter son pain de mie, madame ne pourrait pas avoir son pack de bière avant d’aller en soirée. Sans moi, pas de Carrefour ouvert de 8h à 21h. Et ça, ça fait culpabiliser : « merde, c’est à cause de moi qu’elle est là, quel courage ».
Je vais vous raconter une petite histoire qui a eu lieu avant-hier. Un monsieur toujours un peu bourré et toujours très enthousiaste est venu s’acheter un cannette de Leffe blonde (beurk). On discute, il est sympa mais un peu lourd, parle très vite et n’a pas trop les idées en place. Derrière lui, un monsieur avec un masque sur la bouche, avec un air un peu malade. Une fois la Leffe payée, le monsieur enthousiaste me dit « à la prochaine » puis « bon courage monsieur » en s’adressant à l’homme derrière lui. Et là, ce dernier révolté répond : « Pourquoi j’aurais besoin de courage ?? ». La réponse est évidente : parce qu’il a un masque sur la bouche, a l’air malade, bref, clairement, il va mal dans sa vie. Pourtant, qu’on lui souhaite « bon courage » ne lui fait pas plaisir. C’est exactement ce que je ressens moi, caissière, à chaque « bon courage ». Mais vu que je ne peux pas sortir de mon rôle, je ne peux pas m’insurger comme ce monsieur.
Est-ce que vous commencez à comprendre ce que je veux dire ? J’ai la chance d’avoir un capital culturel important qui me permet de mettre à distance cette expérience ponctuelle, mais qu’en est-il des personnes qui dédient leur vie à ce travail ? Ont-elles besoin de courage pour leur existence même ? Ne trouvez-vous pas ça d’une violence symbolique rare ?
Attention, soyons précis•e•s, il existe deux ou trois exceptions dans lesquelles un « bon courage » est accepté et bienvenu. Par exemple, si le magasin est rempli de monde, que trois gamins hurlent à pleins poumons et que le téléphone n’arrête pas de sonner (« allô bonsoir, vous êtes bien ouverts jusqu’à 21h ? »). Là, un « bon courage » avec un regard entendu peut provoquer une certaine complicité. Autre situation, si vous êtes ou avez été vous-mêmes dans le milieu et que vous savez ce que c’est, et que nous avons échangé quelques phrases sur le sujet.
Sinon, je vous conseille de simplement souhaiter une « bonne journée ». Parce que moi, caissière chez Carrefour, j’ai aussi le droit de passer une bonne journée.
6 Commentaires
Non voyez vous ,moi j’avais une toute autre vision de ce » bon coourage » Quand je le souhaite je le ressent comme un acte solidaire ,juste parce que je sais ce qu’est le boulot ,pas celui là c’est un des rares que je n’ai pas fais ,mais le travail a la chaine ,en usine dont je connnais les dures règles ,les humilitiations ,la fatigue .
si vous avez vu le film de Chaplin :
Les temps modernes eh ben c’etait ça le chagrin avant ( le boulot).Une anecdote, quand j’ai été voir le film ,
dans la salle des gens riaient ,moi je pleurais ,tout ça je l’avais vécu et ça me remontait . Aussi quand je dis bon courage ,c’est camarade du fond du coeur vraiment .
Je doute de ta capacité à généraliser cet effet du « Bon courage ! » à l’ensemble des caissières. En effet, comme tu l’expliques toi-même dans ton article, tu sembles être une caissière un peu « spécifique » (« Capital culturel important » qui permet de « mettre à distance cette expérience », « Expérience ponctuelle » de « 5 semaines », conscience des inégalités sociales, etc). Par conséquent tu ne vis pas ce travail de la même manière que des personnes dont c’est le métier depuis x années. Je ne dis pas que ce métier est facile et qu’il n’est pas dévalorisé socialement. Mais ne penses-tu pas qu’il est délicat d’universaliser ton expérience et ton ressenti quant au « Bon courage ! » au vue de ta position.
Pour avoir été hôtesse de caisse en grande surface pendant 8 semaines puis plus ponctuellement en intérim de temps à autres, je pense que ton article n’est pas désintéressant mais il est difficile de faire de ton opinion une généralité.
Un client qui te souhaite « bon courage » est, selon mon point de vu, quelqu’un qui reconnaît la valeur de notre travail, parfois sa pénibilité, parfois le bruit. C’est une parole extrêmement bienveillante, une acte de solidarité ! A travers ces clients que l’on ne connaît pas, peut être d’ancien caissier, peut être du personnel hospitalier, peut être des profs, peut être des employés de bureau, ils humanisent ce que la grande distribution a tendance à robotiser et participent à la reconnaissance de notre travail.
Alors contrairement à ce que tu peux dire dans ta vidéo (« j’espère qu’il [l’article] vous fera changer d’avis »), ça aura eu l’inverse de l’effet escompté : je suis renforcée dans ma position d’une caissière contente que des clients compatissent et reconnaissent notre travail !
Opinion tout à fait justifiable en effet, il faut plutôt prendre cet article comme un billet d’humeur ! Dans mes souvenirs, cette expression ne faisait qu’alourdir le poids sur mes épaules, et les « bonne journée » étaient bien plus appréciés 🙂
Je suis actuellement caissière, 30h/s depuis 3 mois chez Carrefour, et je ne passe pas souvent des mauvaises journées. Cela dépend des clients, de leur afflux et des effectifs. J’ai connu d’autres métiers plus difficiles, plus physiques, casse-tête, ou stressants. Avec de moins bonnes conditions de travail. Donc c’est vrai que le « bon courage » qui sort de nulle part alors que tout se passe bien, il est rabaissant, et met une mauvaise ambiance. Bien qu’il soit voulu comme amical, et ne vienne pas des clients difficiles. Du coup je réponds sincèrement « vous aussi ». Pour que les clients prennent conscience en douceur qu’il y a une forme de condescendance dans cette phrase. Et enfin, quand les clients réalisent que je ne suis pas étudiante et que c’est mon emploi d’adulte, on atteint le point culminant de la gène. Pfff pourquoi? Moi j’estime que je suis pas plus malheureuse qu’une tradeuse sous pression ou qu’une agricultrice cancéreuse à cause des pesticides. C’est moi qui ai choisi de travailler dans la grande distribution, on ne m’a pas placée ici de force. Et quand bien même j’y serais contrainte et souffrirais de mon bas salaire, me le rappeler à longueur de journée rajoute du négatif.
Moi je dis facilement « bon courage » et je ne le fais pas qu’avec les caissières, je dis exactement la même chose à mes collègues qui finissent tard parce qu’ils sont d’astreinte par exemple (et c’est des ingénieurs qui bossent dans l’informatique) donc ça n’a absolument rien à voir avec une dépréciation sociale ou quelque chose de dégradant.
Au contraire c’est juste un petit mot pour exprimer ma solidarité, et encourager la personne à tenir jusqu’à la fin de sa journée lol, oui parce que le travail à la base il est pénible pour tout le monde (plus ou moins) sinon ce serait un loisir lol.
Et faire un travail particulièrement pénible (et j’en ai déjà fait plus jeune) ça n’a rien de dégradant, et c’est même au contraire souvent des boulots qui sont particulièrement utiles et indispensables à la société (on l’a vu pendant le Covid) donc ça mérite plus un merci et un mot d’encouragement que de la moquerie…
Peut-être que toi tu le prenais mal parce que tu avais toi même une image négative de ton travail ?