Au mois de mars, The National Museum of Women in the Art lançait un défi aux internautes : « Can you name 5 women artists ? » (« Pouvez-vous nommer 5 artistes femmes ? »). Cette institution new-yorkaise a pour but de donner la visibilité que le travail des artistes féminines mérite, toute époque confondue. Le challenge reposait sur l’observation qu’à la question « Citer cinq artistes », les réponses contenaient principalement des noms comme Warhol, Monet, Picasso… « all male artists ». A coup de hashtag #5womenartists sur les réseaux sociaux, il s’agissait de faire sa petite liste et les noms ne manquent pas !
Après avoir longtemps cherché le « # » (je ne suis pas des plus douées avec un clavier), je commençais et mettais en tête Charlotte Salomon.
Connaissez-vous Charlotte Salomon ? Si ce n’est pas encore le cas, je ne vous en veux pas. L’œuvre picturale de Salomon aurait facilement pu tomber dans l’oubli des ruines de la deuxième guerre mondiale, ensuite dans l’ombre des réserves du musée d’Histoire Juif d’Amsterdam et s’agissant d’une femme, la postérité est malheureusement toujours plus difficile à obtenir. L’héritage de Charlotte Salomon peut être contenu dans deux valises. Voilà qui n’est pas bien lourd et pourtant c’est une œuvre-vie magistrale. Il s’agit de Leben oder Theater ? ( La vie ou le théâtre?) , une pièce picturale et musicale, composée de plus de cinq cents gouaches divisées en trois actes. Salomon retrace l’histoire mouvementée qu’est la sienne mais également celle de son époque. La confusion entre la réalité et sa représentation est constante. Je feuillette depuis plusieurs mois un exemplaire de ce travail. Il est troublant et touchant à chaque page. L’émotion me serre souvent la gorge.
David Foenkinos rendait il y a deux ans un bel hommage avec son récit Charlotte. Une prose simple et franche qui rend compte de cette vie et œuvre foisonnante, vibrante. Le livre existe en grand format et poche contenant une dizaine de gouaches de l’artiste.
Charlotte Salomon est allemande. Elle naît, vit et grandit à Berlin dans la période d’entre deux guerres, parmi l’élite économique et culturelle juive. C’est un personnage discret, timide, sensible et pourtant au caractère bien trempé. Je me souviens avoir beaucoup ri en regardant les pages où elle retrace l’épisode où, petite fille, elle faisait fuir les gouvernantes qu’elle n’aimait pas (il y en a eu beaucoup). L’histoire de Charlotte est doublement passionnante pour la manière dont elle porte et lutte contre son histoire familiale (multiplication des dépressions, maladies mentales et suicides, notamment de sa tante d’après laquelle elle est nommée et de sa mère) mais aussi le contexte historique. L’un et l’autre se font continuellement échos et tentent coûte que coûte de la freiner, de l’anéantir. Ce double-héritage peut sembler bien sombre. Il est indéniablement lourd et pourtant Leben oder Theater ? n’est pas glauque. Il est empli de légèreté, de poésie, d’humour et d’amour. C’est une ode à la vie. Car Charlotte Salomon est, à mon sens, un symbole de la lutte contre la fatalité, contre le destin. Tout le monde la veut silencieuse, invisible, morte. Ses grands-parents sous-entendent qu’elle finira comme sa mère. Le régime politique veut lui interdire d’apprendre, d’exercer son art, de vivre. Elle fuit l’Allemagne parce que ses parents (son père et sa belle-mère) veulent la protéger. Les rumeurs sifflent partout dans les rues. Ils veulent lui éviter le pire et l’envoie dans le sud de la France. Elle laisse derrière elle son grand amour. Sa famille. Son pays. Déchirée, puis pourchassée, alors que la Provence est sur le point de tomber aux mains de l’Axe, Charlotte se retire dans un petit refuge, un cabanon, pour produire ce que personne ne pourra lui enlever : son histoire. On sent tout du long, une frénésie de vivre, dans les coups de pinceaux, les couleurs. Il s’agit en effet d’une course contre la montre. Elle remettra deux valises à un ami en lui disant : « C’est ma vie ». Quelques jours ou semaines plus tard, elle sera dénoncée par des voisins et envoyée dans un camp d’extermination où elle mourra comme des millions d’autres, en silence. D’elle, il ne restera que deux vieilles valises en cuir, cachées sous le plancher de la maison d’un médecin provençal. Les tableaux qu’elle a réalisé durant ses études aux Beaux-Arts et pendant son exil ont disparu. Ses parents, après la guerre, à la poursuite de ses traces trouveront son chef d’œuvre et en feront don au musée d’Histoire Juif d’Amsterdam, où ils ont émigré.
Cet hiver, alors que je travaillais dans une librairie, j’entendis une dame critiquer le livre de Foenkinos (c’est son droit me direz-vous). Elle ne lui reprochait pas sa forme mais son sujet. Trop triste, disait-elle. Cela lui avait donné le cafard. J’aurais aimé lui dire qu’elle n’avait rien compris à Charlotte Salomon (et à la lecture, on ne lit pas que pour voir des happy end et des papillons partout). Cette jeune femme et artiste est une victime parmi des millions dans l’une des pires tragédies du siècle mais son œuvre est une arme, une révolte, contre tout cela. Je ne suis pas historienne de l’art, je ne saurais vous vanter comme il se doit les mérites et prouesses techniques de Leben oder Theater?. Cependant, j’espère avoir participer à faire une once de lumière sur une femme et une œuvre qui méritent pourtant bien un soleil entier.
Quelques pistes :
Leben oder Theater ?, Charlotte SALOMON
Charlotte, David FOENKINOS, Gallimard, 2014
Site de The National Museum of Women in the Art : https://nmwa.org/blog/
Site du Museum d’Histoire Juif : http://jck.nl/nl/locatie/joods-historisch-museum