Cette série d’articles a
pour ambition de réunir sous la bannière « d’encre et de
chair », des écrivaines et des écrivains qui ont existé et
existent par le geste de leur plume, de leur clavier, mais aussi des
êtres fictifs qui vivent dans l’ombre des lettres et nous semblent
palpables dans nos existences. Le statut de ces protagonistes de la
littérature est en fait bien poreux car de ces personnes et
personnages nous faisons souvent des uns des héros ou héroïnes
mythiques et des autres des êtres que nous croyons connaître aussi
bien que notre ami.e le ou la plus proche.
Il s’agira aussi de
montrer, une fois n’est pas coutume, que la littérature, si elle a
été source de pouvoir un jour, peut encore énormément, même à
une époque où le livre est un produit (fragile) comme un autre.
A
vrai dire, il s’agit d’une sélection bien subjective, mais que
nous faisons tous et toutes en choisissant ceux qui nous inspirent,
ceux que nous admirons. Mais peut-être partagerez-vous avec moi dans
votre panthéon quelques un.e parmi ceux que je vais vous présentez.
Et bien sûr, vous êtes libres d’agrémenter cette liste qui se
veut infinie.
Jean Bruller ? Connais pas. Et, si je vous disais Vercors ? Soit vous imaginez un joli massif montagneux, et vous n’auriez pas entièrement tort, soit vous passez directement au résistant et écrivain qui porte effectivement comme pseudonyme le nom de ce massif (où se trouvait un important réseau de résistance durant la deuxième guerre mondiale).
« Vercors » est resté le nom littéraire de Jean Bruller après 1945 et jusqu’à sa mort en 1991. Sa première nouvelle, qui est aussi la plus connue, est Le Silence de la Mer. Nous reviendrons un peu plus loin sur cette œuvre parue en 1942.
L’utilisation de pseudonyme en littérature (comme toute autre forme d’expression artistique) est en soi une forme de construction d’un personnage, à la fois réel, physiquement, et fictif. C’est un procédé faisant le lien, la jonction entre la fiction littéraire et le monde littéraire palpable (de l’édition à la bibliothèque où l’on rencontre le nom de l’auteur sur les livres, voire parfois où l’on rencontre l’auteur).
Jean Bruller est né en 1902 à Paris. Son père, Louis Bruller, a quitté durant l’adolescence sa Hongrie natale pour la France où il fait commerce de l’édition et de la vente de livres populaires (parus pour la plupart en feuilleton). Sa mère est institutrice.
Après quelques égarements liés au système d’orientation (déjà problématique apparemment), Jean Bruller obtient un diplôme d’ingénieur électricien. Il ne se destine cependant pas à une carrière dans l’industrie et débute sa vie professionnelle en tant que dessinateur et illustrateur.
Depuis la deuxième moitié du 19eme siècle le nombre de journaux et de revues a explosé. L’une des heureuses conséquences de l’industrialisation est la chute du prix du papier et conjointement à l’alphabétisation croissante de la population, une nouvelle demande est crée où le dessin prend une place importante. La presse, à l’époque des débuts de Jean Bruller, se caractérise encore par une forte demande en illustrations humoristiques et satiriques. Le jeune artiste publie ainsi dans le Sans-Gêne, Flirt-Paris mais aussi dans L’ingénu, une revue qu’il fonde lui-même. Comme de nombreux collègues, il est également dessinateur publicitaire (pour Citroën notamment). Il publie des albums à l’humour tranchant ( 21 recettes pratiques de mort violente précédées d’un Petit Manuel du Parfait Suicidé par exemple).
Sa carrière est interrompue momentanément par son service militaire, qu’il effectue en Tunisie.
Rentré en France, il se consacre de nouveau au dessin. Il se dit pacifiste mais sera néanmoins mobilisé au début de la guerre, près de Romans. C’est alors qu’il entre dans la résistance et choisit un pseudonyme comme il est courant de le faire. Il devient Vercors.
Au commencement de l’Occupation, démobilisé, Jean Bruller décide de suspendre ses activités artistiques. C’est un choix politique. Il s’installe avec sa famille dans le village de Villier sur Morin où il doit trouver de nouveaux moyens de subsistance. C’est ainsi qu’il remplace pendant quelques mois un menuisier qui a été déporté.
Il rédige dans cette période Le Silence de la Mer qui doit initialement être publié dans une revue clandestine. Mais l’espace de publication est insuffisant.
Avec son ami Pierre de Lescure, qui est lui aussi homme de lettres, ils fondent clandestinement les Editions de Minuit. C’est lui, Jean Bruller, qui imagine le logo unique de l’étoile bleu. La première parution de la maison sera Le Silence de la mer. L’impression et la diffusion représentent une grande prise de risques. Les imprimeurs produisent quelques centaines d’exemplaires. Plus tard, de grands noms comme Eluard ou Aragon se joindront au jeune catalogue des Editions de Minuit.
Le Silence de la Mer est le récit le plus connu de Vercors. C’est un texte magnifique sur la résistance silencieuse d’un père et de sa fille obligés d’héberger un jeune officier allemand. C’est un silence d’autant plus difficile à tenir que l’officier est cultivé, poli, aimable, sensible. Il est le seul à prendre la parole. Et il parle si bien. Mais le silence obstiné des deux autres protagonistes n’est pas moins beau. La lecture m’avait marquée notamment parce que malgré la farouche résistance des uns et la présence imposée de l’autre, un respect mutuel semble se tisser.
Vercors fait également parti du Comité National des Ecrivains ( CNE). Il s’agit d’une organisation intellectuelle de résistance, initialement lancée par des intellectuels d’obédience communiste. A la libération, le CNE s’occupe notamment d’établir des Listes Noires sur lesquelles sont inscrits les auteurs accusés de collaboration, les interdisant de publier ou réduisant leurs possibilités.
Vercors regrette que les maisons d’éditions coupables de collaboration plus ou moins importante, comme Grasset, ne soient pas plus sévèrement punies. Son expérience éditoriale durant la Guerre est en effet la preuve qu’une résistance était possible.
Vercors continuera à écrire des romans et des nouvelles. Son plus célèbre roman est peut-être Les animaux dénaturés. Qualifié de « philosophique », le récit raconte la découverte par un groupe de scientifiques, quelque part en Amérique du Sud, d’une population d’être qui semblent être le chaînon manquant entre l’Homme et le singe. Présentés au monde comme une merveille extraordinaire, leur statut imprécis d’homme ou de bête font refléter des fortunes dans les yeux d’entrepreneurs qui voient là une force de travail qualifiée mais gratuite. En effet, s’il s’agit d’animaux, nul besoin de les payer, seulement de les entretenir comme du matériel de production. Un jeune membre de l’expédition et sa compagne horrifiés, cherchent à prouver l’humanité de ces êtres par tous les moyens. Il s’agit d’une thématique passionnante et toujours d’actualité. La touche ironique de Vercors, voire satirique, est également présente, en faisant une lecture délicieuse et palpitante.
Les autres titres publiés par Vercors sont moins connus et présents en librairie mais toujours édités et donc commandables (par expérience).
Il restera aussi un homme politiquement engagé. En 1960, il signe aux cotés de Sartre, Beauvoir et d’autres intellectuel.le.s et artistes le Manifeste des 121, « Déclaration de droit d’insoumission dans la guerre d’Algérie ».
Jean Bruller continuera à dessiner sous son nom et à écrire sous celui de Vercors.
2 Commentaires
Merci
Erreur de ma part sur les coches