Annie Ernaux est née le 1er septembre 1940. Professeure de lettres, son œuvre littéraire, pour l’essentiel autobiographique, entretient des liens étroits avec la sociologie.1 Publié en 1981, La femme gelée est son troisième roman.
On raconte que ce livre a été pour de nombreuses féministes « un déclic » et pour cause. Il traite du sujet de la domination masculine sous tous ses aspects et notamment l’intériorisation inévitable par les femmes de leur rôle dans la société.
Le roman, autobiographique, est écrit par une femme mariée à un cadre, mère de deux enfants, alternant entre deux métiers celui d’enseignante et celui de femme au foyer. Une femme comme la plupart en quelque sorte. Pourtant rien ne la destinait à être « comme les autres ». À moins que…
Dans sa famille, rien ne fonctionne comme on pourrait l’imaginer dans les années 40. Sa mère, épicière, travaille comme une acharnée, fait la compta, et n’a sûrement pas le temps pour s’occuper de la maison et de la cuisine. Son père, très attentionné, adore jardiner, il fait la vaisselle, la cuisine et c’est toujours lui qui attend sa fille, un peu en retrait des mères des « autres », devant la grille de l’école.
Sa mère lui donne très jeune le goût de la lecture, de l’aventure. Non, tu ne finiras pas en petite fée du logis ma fille, les études avant tout. Ça tombe bien, l’école lui réussit plutôt bien. « Naïveté de ma mère, elle croyait que le savoir et un bon métier me prémuniraient de tout, y compris le pouvoir des hommes ».
C’est aussi là, à l’école des filles, qu’elle rencontre « les autres ». Celles dont les mères passent leurs journées à récurer l’intérieur de leur foyer, à préparer à manger pour les pères qui vont rentrer du travail. C’est là qu’elle découvre le rôle qui lui est assigné par son genre « les petites filles sont des êtres doux et faibles, inférieurs aux garçons ».
Mais cette idée d’infériorité ce n’est pas son monde encore, elle ne sera pas comme ça, toute jeune déjà elle rêve des garçons de façon tendre et crue « Voyager et faire l’amour, je crois que rien ne me paraissait plus beau à 10 ans ».
La réalité la rattrape bien vite, ses amies, ses professeures lui inculquent petit à petit ce que doit être une fille : une future femme. L’adolescence la façonne peu à peu « (…) nous les filles sommes là pour sauver le monde par nos prières et notre conduite. » Une amie notamment, Brigitte, lui fait comprendre que sa mère n’est pas une « vraie mère », alors la narratrice s’acharne à corriger ce que sa mère ne lui a pas appris : cuisiner, coudre, ordonner…
Une porte de sortie : ses études. Alors que Brigitte est partie pour devenir secrétaire et quasiment mariée, la narratrice part au lycée. Elle fait face à une nouvelle violence, celle de classe. Fille de prolo, elle est l’unique de sa promo. Le reste se compose de filles des beaux quartiers. Des filles finalement pas différentes de Brigitte dans leurs aspirations (se marier) simplement avec plus de fric. Et tout ça obsède la narratrice et l’emporte dans un courant dont elle ne voit plus d’autre issue. Et si finalement, rationnellement, c’était ce qu’il fallait faire ? Un métier, d’accord, mais la fin est la même pour toutes : une bague et un landau. Tout est déjà écrit !
Alors l’angoisse : comment trouver le bon ? Vais-je le trouver ? Comment leur plaire ?
C’est en fac de lettres qu’elle aura un temps de répit, et qu’elle vivra l’illusion de ne pas avoir à répondre à ces questions. Ses 4 dernières années de liberté avant l’enfermement. « Oui, je vivais de la même manière qu’un garçon de mon âge, qui se débrouille avec l’argent de l’Etat, l’aide modeste des parents, le baby-sitting et les enquêtes, va au cinéma, lit, danse et bosse pour avoir ses examens, juge le mariage une idée bouffonne »
Raté. Elle rencontre celui qui deviendra le tyran du logis. Pourtant il est progressiste, comme elle, il défend l’idée d’égalité des hommes et des femmes. En théorie.
Ils sont jeunes, libres. Mais il faut bien que tout cela aille quelque part, clament leurs parents. Mariage. Tous les deux doivent préparer leur Capes, mais l’une doit faire la cuisine parce que l’autre ne va quand même pas éplucher les patates. Grossesse. Le Capes, ce sera pour plus tard. Patiemment, elle entretient sa prison, pensant naïvement que le calvaire n’est que temporaire, pour que monsieur puisse finir ses études. Il ne la trouve quand même pas « commode » alors qu’il la couvre de compliments, « tu sais je préfère manger à la maison plutôt qu’au restau U, c’est bien meilleur ! » Elle pourrait être redevable.
Mais quand leur enfant naît, elle comprend. Ne lui reste qu’à être la parfaite épouse, la parfaite mère, celle du célèbre manuel de l’époque J’élève mon enfant. Ne lui reste qu’à supporter les reproches de son mari quand il rentre du travail, qu’il s’installe dans son fauteuil lire Le Monde en attendant que le dîner soit près, après qu’elle ait passé la journée à s’occuper de son gosse, de la maison et à essayer tant bien que mal de réviser pour son Capes. Il se trouve qu’elle réussit cela à merveille, tant et si bien qu’elle finit par le décrocher ; prof de français la voilà. Un autre travail à ajouter à ceux qu’elle effectue déjà. De quoi devrait-elle se plaindre lui scande-t-on ? 18 heures de travail par semaine, il lui reste plein de temps pour s’occuper de la maison et de son « Bicot » comme elle le surnomme (ndlr : c’est le surnom de son enfant pas de son mari au cas où il y aurait confusion).
Son rôle de femme parfaitement intériorisé : nouvelle grossesse, volontaire. « Jouir le plus longtemps possible des derniers moments avec un seul enfant. Toute mon histoire de femme est celle d’un escalier qu’on descend en renâclant. »
Elle n’a pas encore 30 ans mais plus rien ne l’atteint, c’est une femme gelée.
C’est une (triste) merveille que signe Annie Ernaux. Son style sec, saccadé convient parfaitement au thème abordé. Ce livre fait mal, ce livre révolte, ce livre résonne. On pourrait presque croire au mauvais sort. Alors que la narratrice grandit dans une famille qui semble avoir dépassé les stéréotypes de genre, alors qu’elle évolue ensuite dans un milieu intellectuel qui lui permet de se poser des questions de fond sur sa condition en tant que femme, elle est rattrapée par un « destin maudit » : celui d’être une femme dans les années 60.
Ce roman illustre parfaitement l’ironie de l’Histoire, c’est au moment où elle pense s’émanciper que la jeune femme rencontre la servitude.
À moins que l’Histoire ait besoin de plus de temps : depuis les années 60, les choses ont-elles tant évolué ? Combien ne reconnaîtront-ils pas leur famille dans ses mots ? Combien de femmes ne se retrouveront-elles pas dans la découverte d’Annie du rôle que les hommes à travers l’histoire ont assigné à notre genre ? En lisant ce livre, presque quarante ans après sa sortie, cela m’a confirmé une chose : le combat est loin d’être terminé. À lire et à faire lire.