Mes aventures avec mon voisin Francis continuent, et elles sont riches en rebondissements. Au début pleine de curiosité et compassion (voir l’épisode 1), mon affection pour mon collègue du dessus est très vite devenue une haine sourde (voir l’épisode 2) et, aujourd’hui, je suis enfin prête à partager le récit de notre rencontre.
Il faut savoir que, malgré notre emménagement il y a plus d’un an, mon réel premier échange avec Francis n’a eu lieu qu’il y a peu, à 23 heures, en claquettes et robe de chambre. Ayant des horaires drastiquement différents, nous nous croisions peu et, au fur et à mesure de son irrespect notoire pour le voisinage et de mon agacement, nous avons fini par nous éviter ouvertement — je l’entendais attendre avec sa dulcinée sur le pas de sa porte, le temps que je rentre chez moi, pour pouvoir descendre sans me croiser, oui oui. C’est dire où nous en étions, et c’est ce qui rend notre rencontre encore plus précieuse, puissante, digne des plus grandes histoires.
Mais avant de nous lancer dans ce récit flamboyant, comment va Francis depuis l’épisode 2 ? Il va bien, malgré l’absence de sa chère et tendre pendant une grande partie de la semaine, il a toujours ses aspirations de troubadour chantant l’amour courtois et les prouesses chevaleresques de son temps. Parce que OUI, Francis s’est mis à chanter. Sans surprise, ses talents de chanteur sont à la hauteur de ses talents de guitariste — c’est dire. Sauf que, Francis a une grande qualité : il est opiniâtre, et veut obtenir des résultats. Cela l’amène, à mon grand bonheur (sentez mes dents qui grincent), à répéter pendant de longues minutes la même phrase, tout en tapant du pied TRÈS fort pour marquer le rythme et surtout ne pas lâcher l’affaire. Pour récapituler, entre la guitare, le chant, et les vibrations du plafond en rythme, mes nerfs ont commencé à sérieusement capituler.
Maintenant, plaçons le décor de notre rencontre : il est 23 heures, je rentrais tout juste d’une semaine à vivre paisiblement dans une maison, sans problèmes de voisins bruyants au-dessus. Pompon sur la Garonne, j’étais obligée de me lever à 4h45 du matin pour un babysitting (ô douce vie d’étudiante). Je me glisse dans mon lit, heureuse des prochaines 5 heures et 45 minutes de sommeil qui m’attendent quand soudain, j’entends la guitare de Francis résonner plus fort que jamais. Avec une once de culpabilité, je me permets un bon coup de balai agressif au plafond, pensant que cela suffirait. Quand soudain, j’entends des éclats de rire de lui et sa dulcinée et des coups rendus !! Puis, la guitare électrique reprend d’autant plus fort. Rappelons que nous n’avons pas à faire ici à un adolescent de 18 ans apprenant à vivre seul, mais bien à un sexagénaire.
La moutarde me monte au nez et pourtant, nous l’avons compris dans cette série, il m’en faut beaucoup pour dépasser ma peur de la confrontation. J’enfile donc ma robe de chambre, réajuste mon chignon dans le miroir, chausse mes claquettes (pour pouvoir visualiser, il est important de savoir qu’elles sont rose fuchsia, en plastique, et de la marque Nike), et passe le pas de ma porte. L’adrénaline monte à chaque marche que je gravis, et ma haine de conflit me rend toute tremblotante. La vibration des murs de la cage d’escaliers provoquée par ses talents dignes de Hendrix me permet cependant de me rassurer dans cette bonne résolution de mater son côté subversif et de le forcer à accepter l’ordre social.
Je réussis donc, malgré mon appréhension, à toquer à sa porte (je rappelle ici, pour la dernière fois, ma dégaine plus qu’approximative). Mes trois coups sont suivis d’un silence gêné, où je les imagine très bien s’échanger un regard semi-coupable et semi-amusé. La porte s’ouvre après de longues secondes, et je me retrouve enfin face à face avec le détracteur de ma tranquillité. Francis, la soixantaine bien entamée, a l’air aussi penaud qu’un enfant qu’on prend la main dans le sac. Après lui avoir expliqué la raison de ma présence sur le pas de sa porte, il balbutie difficilement « Ah parce que c’est pas insonorisé ? ».
Un moment de silence accueille cette question. C’est vrai que plus c’est gros, plus ça passe, et je suis si décontenancée par sa mauvaise foi que je ne sais plus que dire. Je reste tout de même polie et souriante, tandis que le visage de Francis trahit bien son malaise existentiel — clairement, il n’est pas en train de vivre sa meilleure vie. Son objectif est très clair : que cet échange dure le moins longtemps possible. Il bredouille encore d’une petite voix « et à quelle heure vous voulez que…? ». Ah d’accord, donc là, à 23 heures, môsieur a décidé de régler définitivement le problème, très bien. Même si mon for intérieur hurlait « 19h30 grand max ptit bâtard », je me vois bien obligée de lui répondre « 23 heures ce serait bien ». Au vu de sa tendance à pousser la chansonnette à 1h du matin, ce sera toujours ça de gagné. Affaire réglée, ni une, ni deux, Francis me claque la porte au nez pour que son supplice se termine enfin.
Autant vous dire que, cette nuit-là, le silence était royal. Depuis, je l’ai entendu essayer de gratouiller discrètement sa guitare, mais on sent bien qu’il n’est plus très à l’aise, et c’est tant mieux !
Seul problème ? Francis n’a toujours pas compris que les murs ne sont pas plus insonorisés à 7 heures du matin. Mais ça, c’est pour l’épisode 4…