La mort, et par extension le deuil, fait partie intégrante de notre société. Elle est partout : dans cette pierre tombale abîmée par le temps que vous voyez tous les matins en allant au travail. Dans cette BD humoristique pour enfants. Dans ce film d’action. Aux infos. Dans les larmes de vos proches.
Lorsque celles-ci font leur apparition vous vous retrouvez démuni.e, vous ne savez pas quoi dire. Et c’est d’ailleurs ce que vous dites souvent « Je ne sais pas quoi dire, je suis désolé.e ». Ou encore « Je n’ai pas les mots, pensées ». Ce que j’entends à travers ces petites phrases d’apparence anodines c’est : « Je ne suis pas équipé.e pour trouver les mots justes, car ma langue ne les a pas inventés ».
Ce n’est pas nouveau, la mort effraie et inquiète les hommes depuis la nuit des temps. Certaines civilisations ont passé des siècles entiers à la recherche d’une explication, ou d’une solution, sans jamais en trouver, bien évidemment. Car de tous les phénomènes inexplicables qui nous entourent, la mort est celui qui nous dérange le plus, celui qu’on ne veut pas regarder droit dans les yeux et qui pourtant nous obsède et nous hante jusque dans nos songes.
Et puis, un jour, ce phénomène abstrait et pourtant si pesant vous tombe lourdement sur les épaules sans que vous vous y attendiez : il est mort. Ou elle est morte. Ou ils et elles sont mort.e.s . Quels que soient le genre et le nombre du sujet de cette phrase, la sensation est la même : celle d’un grand gouffre qui s’est ouvert sous vos pieds sans même que vous ne sachiez que le sol était creux. Quant à vous, vous tombez lentement dans ce précipice en cherchant désespérément à vous raccrocher à des banalités entendues des centaines de fois mais dont aucune ne vous permet de retenir votre chute. « La vie continue », « Concentrons-nous sur la chance que nous avons eue de les avoir connu.e.s », « la mort fait partie de la vie » et autres glissent entre vos doigts et vous continuez de sombrer dans une mare de pensées noires, de questionnements et de désespoirs, sans savoir si vous pourrez un jour en sortir indemne.
Les larmes aident. La colère, aussi. Alors que vous balbutiez, vous trébuchez, vous tâtonnez pour déterminer quelle route prendre, vos proches essaieront de vous aider. Mais, voilà, ils « n’ont pas les mots », ils n’ont pas cette formule magique que vous aimeriez entendre et qui le ferait revenir. La ferait revenir. Les ferait revenir. Et puis, au bout de quelques semaines, votre entourage se lassera de vous entendre pleurer. Si vous êtes un homme, ce délai de sympathie sera d’autant plus réduit : face à l’étouffante injonction à la virilité, les larmes de deuil ne font pas le poids.
Petit à petit, on attendra de vous que vous guérissiez. Que l’épiderme de votre esprit trouve miraculeusement la force d’en recoller les tissus et de les réparer pour ne laisser qu’une cicatrice blanchâtre et facilement dissimulable. On cessera de vous demander comment vous allez, si vous arrivez à manger, à dormir. La vie reprendra ses droits et son petit bout de chemin, vous laissant seul.e sur le bord de cette route en laquelle vous n’avez plus confiance depuis qu’elle vous a ravi cet être cher.
Si notre société avait été mieux faite, peut-être qu’elle vous aurait fourni une béquille pour vous aider à avancer. Mais que nenni : après plusieurs centaines de milliers d’années, l’homme ne sait toujours pas parler de la mort, ni même apporter de l’aide à celles et ceux qui la subissent comme une claque. Alors, par obligation de se remettre à marcher, certain.e.s se fabriquent une canne de fortune composée de ces mots qu’ils ou elles ont entendu partout : Un jour, la douleur passera et la vie reprendra son cours.
Cela fait près de 10 ans que la mort m’a joué ce tour vieux comme le monde et qu’elle m’a retiré un être cher. Et, pour moi, la vie n’a jamais repris son cours. Pas vraiment. J’ai longtemps cherché à me persuader que j’avais guéri et que cet obstacle secret de mon adolescence n’avait plus aucun impact sur qui je suis aujourd’hui ; j’ai souvent répété que ce décès – ou cette mort, n’ayons pas peur des mots – m’avait donné une perception nouvelle de la vie. Mais après 10 ans parcourus avec ma canne de fortune et un sac à dos lourd de chagrin, j’ai enfin compris que le deuil est une maladie qui ne se soigne pas. Que l’absence irrévocable de cet être aimé a pesé dans toute ma construction psychique et émotionnelle, et qu’elle a structuré ma personnalité actuelle. Que j’ai toujours préféré que sa mort – ce mot qu’on a tant de mal à prononcer et qui est à l’origine de 20 siècles de litotes – soit mon secret. Que lorsque je ne pense pas à lui je pense au fait que je n’ai pas pensé à lui et que la culpabilité me ronge. Que je le vois dans le bleu du ciel et dans les rires des enfants.
Je n’ai pas la prétention de faire semblant de connaître tous les tenants et aboutissants du deuil et de ce qui pourrait permettre à certain.e.s de guérir. Cependant, à partir du moment où j’ai décidé de lâcher les idées préconçues, de laisser ma canne de côté et d’accepter ma démarche boiteuse, j’ai cessé de culpabiliser. La vie ne permet pas de se remettre d’un deuil, et l’humain ne dispose pas (encore ?) des outils nécessaires pour le comprendre. Alors il ne nous reste plus qu’à respirer et, afin d’éviter la surprise avant la chute inévitable, de se rappeler qu’un jour il partira. Elle partira. Ils et elles partiront. Et qu’il vous reste peut-être des choses à lui dire avant que cette grande inconnue ne les emporte : la mort.