Premier roman de Marie Pellan (professeure de lettres en ZEP) et William Lafleur (alias le célèbre Monsieur Le Prof sur les réseaux) , Le Hussard noir est un récit qui nous plonge dans une intrigue d’apparence simple : un jeune professeur de français en établissement ZEP, Thomas Debord, submergé de frustration, décide un beau jour de prendre en otage 12 élèves. Armé d’un revolver et d’un Taser, il les enferme dans une salle de classe avec un but en tête : engager un dialogue avec eux. Mais cette intrigue prend racine au cœur de problématiques bien plus vastes et qui font écho à l’actualité brûlante, et des questionnements orbitent autour de ce « fait divers » fictif : la relation entre l’enseignant et l’élève, la crise de l’Education Nationale, le rôle des médias, ou encore l’ambivalence de certains actes militants ou désespérés.
Il sort ses clés qui cliquettent, ouvre la porte et se met sur le côté pour les accueillir d’un bonjour, chacun le sien, à mesure qu’ils entrent pour s’installer. Quand la porte se ferme, claque sur l’extérieur, il n’y a plus qu’eux et lui, et pour quelques instants, il peut reprendre le pouvoir.
Le Hussard noir
A l’image de ces thématiques papillonnantes autour de l’intrigue, l’histoire est découpée (pardonnez ce terme barbare et fort peu littéraire) en courts chapitres qui font varier les points de vue et les formats d’écriture (articles de presse, commentaires sous lesdits articles, publications Twitter…). Ainsi, l’approche ne se fait pas uniquement à travers les yeux du personnage principal ou de ses victimes, mais nous permet d’accéder à une multitude de narrateurs et de narratrices. Notons qu’ici l’alternance entre deux plumes différentes porte ses fruits : chaque auteur.e a choisi les points de vue ou les formats d’écriture avec lesquels il/elle était plus à l’aise. « On a fonctionné de manière complémentaire », nous explique Marie ; « ça s’est toujours fait harmonieusement, en fonction de nos envies, de nos affinités avec les personnages, les thématiques… (…) Je l’ai laissé se charger de la partie plus médiatique à laquelle je connais peu de chose, vu que je suis peu sur les réseaux, et lui m’a laissé les chapitres qui concernent plutôt l’établissement, ce qui se passe dans la salle avec les élèves, sur la base de mon expérience dans mon lycée. ».
Lorsqu’on prend l’habitude de lire régulièrement, on finit par repérer assez vite ce qui marque un premier roman. Le Hussard noir n’échappe pas à certaines maladresses classiques (on peut par exemple lui reprocher une simplicité dans les descriptions ou dans les tirades de Thomas – un peu plus de prise de risque littéraire aurait été la bienvenue !), mais ses auteur.e.s ne laissent pas pour autant paraître qu’il s’agit de leur premier roman. Écrire à deux n’est pas une chose facile, mais Marie et William s’en sortent admirablement bien puisqu’on oublie souvent que deux styles sont mélangés. Le roman entier est un bloc bien ficelé, cohérent et à l’écriture homogène.
Il reprend son souffle, fait retomber la voix. Il a l’alternance dans le sang, c’est devenu instinctif à force d’être devant les classes. Toujours varier les tons, le rythme, comme une petite musique de joueur de flûte.
Le Hussard noir
D’ailleurs, ses 329 pages se lisent avec une facilité déconcertante, j’ai moi-même été étonnée par la vitesse à laquelle je les ai ingurgitées. L’intrigue se déploie de manière rigoureuse et efficace et engrange un suspense indéniable ! Les changements réguliers de format permettent en outre de titiller la curiosité régulièrement : « Bon, allez, je lis cette bataille de commentaires rapidement et après j’éteins ».
Si vous aussi vous vous désolez régulièrement du temps que vous passez devant votre écran, qui grignote d’ailleurs sur le temps que vous auriez pu passer à lire autre chose que des threads Twitter ou des articles Berthine (malgré la qualité indéniable de ces derniers, ndlr), Le Hussard noir vous permettra de lier ces deux hobbies car les réseaux sociaux y occupent une place très importante. Évidemment, il est guère étonnant qu’avec sa célébrité numérique William a pleinement conscience de l’importance que peut avoir le Web dans la transmission (ou la déformation !) des informations. Certains commentaires numériques fictifs sur l’acte du personnage principal font plus vrais que nature, ce qui contribue à l’impression de vraisemblance globale de ce roman… Et à ce qui le rend si accrocheur ! Vous qui passez des heures à scroller les commentaires du Monde juste pour pouvoir vous amuser à lire les trolls et imbéciles varié.e.s, vous pourrez désormais combiner cette activité avec celle de lecture sur papier.
Mais, tout compte fait, ce n’est pas son suspense ou son format narratif que j’ai préféré dans ce roman, ni même sa fin poignante. Ce que j’ai adoré, c’est que des passages entiers ont fait vibrer en moi des ressentis sur lesquels je n’avais pas réussi à mettre des mots. En tant que prof de lettres en (tout) début de carrière, la frustration de Thomas m’a beaucoup parlée, et je ne pense pas être la seule dans ce cas. La précision de la description de certaines situations ou de certains ressentis est telle qu’il me semble que seul.e.s deux enseignant.e.s auraient pu écrire ces mots. Marie et William ont d’ailleurs puisé dans leurs expériences personnelles pour créer ce récit : « Thomas est un mélange de nos deux vécus, on y a chacun mis un peu de nous-même et de nos expériences » explique William.
Etre enseignant.e aujourd’hui, et à plus forte raison jeune enseignant.e , ce n’est pas de tout repos. Lorsqu’on débute, il faut accepter la difficulté du métier combinée aux impératifs impossibles fixés par une administration aveugle et au mépris médiatique. Il faut également se rendre à l’évidence sur le plan financier et personnel : oui le ministère de l’Éducation vous mutera où il voudra et non, vous ne pourrez pas vous payer cette semaine de vacances au ski au vu du rapport pitoyable entre votre salaire de débutant.e et le prix du loyer en région parisienne. Afin de consolider l’ancrage de leur roman dans la réalité, les jeunes auteur.e.s ont créé le blog qu’aurait tenu leur personnage principal. Thomas Debord y partage ses émotions et ses déceptions, en évoquant des sujets graves tels que le burn-out ( un syndrome bien connu dans le monde de l’enseignement) ou la désillusion politique.
J’en avais juste assez de rester inactif. D’aller aux manifs et de me faire traiter de fainéant après par des gens qui ne se posent pas la question de pourquoi je laisse cent balles dans ma journée.
Le Hussard noir
Lorsque je l’ai questionnée sur le poids de leur propre ressenti dans l’écriture du roman, Marie m’a répondu : « Ça été assez cathartique de parler de tout ça, notamment sur les expériences lourdes comme le burn-out ». Et comme je la comprends.
Le Hussard noir floute donc habilement la limite entre le réel et le fictif, entre le politique et le poétique, et – pour terminer sur une note plus légère – entre la noirceur et l’espoir.
Sources:
- https://www.berthine.fr/etre-prof-cest-un-metier/
- https://www.huffingtonpost.fr/2014/06/18/moral-des-professeurs-au-plus-bas-sondage-cinq-chiffres-qui-le-montrent_n_5503465.html
- https://hussardnoirenzep.wordpress.com/