Parmi les efforts impitoyables de la gent humaine pour se démarquer à tout prix de ses compagnons animaux, on compte la distinction devenue classique entre l’auguste et complexe langage humain et la triviale communication animale des besoins. Ainsi, Descartes, notre champion national de métaphysique, avait dans sa correspondance fait de l’épreuve spéciste sa spécialité.
Il énonce noir sur blanc la thèse d’un langage exclusivement humain dans sa Lettre à Morus du 5 février 1649 : « la parole est l’unique signe et la seule marque assurée de la pensée cachée et renfermée dans le corps ; or tous les hommes les plus stupides et les plus insensés, ceux même qui sont privés des organes de la langue et de la parole, se servent de signes, au lieu que les bêtes ne font rien de semblable, ce que l’on peut prendre pour la véritable différence entre l’homme et la bête. »
L’enjeu pour Descartes, c’est de montrer que les animaux ne pensent pas. Pour cela, il faut analyser le seul détecteur visible de la pensée : le langage. Certes, reconnaît-il grand seigneur, ils expriment leurs émotions et leurs envies par des cris, des gestes ou des postures. Mais une telle expression n’est que la conséquence mécanique et immédiate du besoin, alors que le langage humain serait un système codifié et conventionnel de signes, associé à des règles de combinaison (la syntaxe), mis à la libre disposition d’un locuteur voulant restituer la complexité de sa pensée.
Cette distinction tient-elle la route au regard des découvertes récentes de l’éthologie en matière de langage animal ? Notre bon vieux Descartes ne se serait-il pas égaré dans une grossière spéculation anthropocentrique ?
De multiples expériences ont été conduites à ce sujet depuis plusieurs décennies. On connaît bien les exploits en langue des signes américaine de la gorille Koko, éduquée au zoo de San Francisco depuis 1971 par la chercheuse Peggy Patterson, et qui maîtriserait plus de 1000 signes. Le bonobo Kanzi, né en 1980, serait quant à lui capable de comprendre 3000 mots prononcés en anglais. Ces études ont suscité de nombreuses discussions, pour ne pas dire de nombreuses résistances. On a en particulier souligné le fait que ces singes isolés sont des animaux de laboratoire, aux capacités exceptionnelles comparées à celles de leurs congénères, et artificiellement dressés toute leur vie pour apprendre le langage. Plus intéressant encore, le génial primatologue Frans de Waal a critiqué le fait que l’on mesure la capacité de langage d’un gorille ou d’un bonobo à l’aune d’un langage spécifiquement humain, conçu par des hommes et pour des hommes. Imaginez que l’on dresse un humain pour qu’il reproduise correctement et à propos les cris et les gestes par lesquels les chimpanzés communiquent habituellement dans leur environnement social et naturel ! Ses copains chimpanzés se diraient sans doute que cette étrange créature qui leur ressemble, possède de toute évidence des capacités certaines pour apprendre leur langage, mais que tout de même ce n’est pas encore un vrai langage chimpanzé !
La recherche actuelle se concentre donc plutôt sur le langage usuel des animaux sociaux dans leur environnement naturel. On peut évoquer deux expériences distinctes pour réfuter dans l’ordre les conjectures hasardeuses de Descartes.
Les animaux, dit Descartes, ne communiquent pas à l’aide de signes. Cela signifie qu’un cri ou un geste de leur part exprime directement une émotion, mais ne désigne pas une chose ou une idée. Des chercheurs de l’université de Pennsylvanie, Dorothy Cheney et Robert Seyfarth, ont étudié les signaux d’alarme des singes verts ou vervets, des cercopithèques d’Afrique de l’Est, afin de montrer qu’il ne s’agissait pas de simple cris de peur, mais bien de véritables mots, dont chacun renvoie à un prédateur précis. Ainsi, lorsque la sentinelle prononce un premier cri particulier, chacun se précipite en haut d’un arbre ; au deuxième cri, chacun regarde dans le ciel avec attention ; au troisième, chacun se dresse sur ses deux pattes arrières et scrute l’herbe environnante. Les cris en question désignent donc bien chacun un prédateur particulier, respectivement le léopard, l’aigle et le python. On aurait donc affaire à de véritables mots, et non à des réactions émotionnelles spontanées à des stimuli bien connus. Les chercheurs ont confirmé cette hypothèse en montrant que deux sons très différents («wrrr » et « chutter »), mais ayant la même signification (désigner l’approche d’un groupe rival), provoquaient la même réponse de la part des vervets. Ils réagissent donc bien au sens, et non à la sonorité. La même expérience et les mêmes résultats positifs ont été par la suite publiés concernant d’autres espèces : macaque rhésus, magot, lémur catta, mésange à tête noire, et même nos poules domestiques, qui sans aucun doute doivent avoir un mot pour dire « carniste » ou « voleur d’œufs » !
Réagir au sens est une chose, savoir combiner plusieurs signes pour produire un sens complexe en est une autre. La linguistique héritée des travaux de Noam Chomsky a défini la spécificité du langage humain par cette capacité fabuleuse, déposée dans notre syntaxe, qui consiste à pouvoir produire un nombre quasi illimité de significations par la combinaison d’un nombre limité de signes. En effet, avec 26 lettres seulement la langue française produit des dizaines de milliers de mots, et avec ces milliers de mots, un nombre infini de phrases signifiantes est concevable. Chomsky a utilisé le concept de récursivité pour désigner l’aptitude à produire du complexe à l’infini par la combinaison d’un nombre fini d’éléments simples. La question que les linguistes, parfois un peu arrogants, ont posé aux éthologues, est la suivante : Vos amis les bêtes sont-ils capables de récursivité ? Peuvent-ils faire autre chose que d’exprimer des mots-phrase appelant toujours la même réponse ( « léopard » => « grimper aux arbres ») ?
Quelle n’a pas été la belle surprise de la communauté des éthologues, lorsque l’on a montré qu’on n’avait même pas besoin d’aller chercher la preuve d’une récursivité du langage animal dans le cerveau de quelque chimpanzé génie, mais tout simplement dans le chant des oiseaux ! Ainsi, des études sur les mésanges à tête noire menées par l’ornithologue américain Jack Hailman ont montré que ce visiteur régulier des jardins publics du Canada et du nord des États-Unis s’exprime par un chant organisé selon une véritable syntaxe. Disposant d’un répertoire limité de 4 notes A, B, C et D, les mésanges peuvent en effet combiner de façon différenciée ces 4 notes, en dédoublant à loisir certaines d’entre elles, ou en en faisant disparaître d’autres. Il y a certes quelques contraintes, comme dans toutes les syntaxes humaines : toute série doit se terminer par la note D, et on ne peut que dédoubler une note, et non la tripler. Les mésanges utilisent ainsi régulièrement une vingtaine de phrases différentes, dont on ignore encore le sens précis à ce jour.
Dès lors, il n’est plus guère admissible de continuer à penser, comme Descartes, que l’on ne peut apprendre à une pie à dire bonjour que si on l’a dressée à le dire pour obtenir une friandise en échange. La merveilleuse science qu’est l’éthologie réfute point par point, à mesure qu’elle progresse, les arguments permettant au philosophe spéciste de conclure que « toutes les choses qu’on fait faire aux chiens, aux chevaux et aux singes, ne sont que des mouvements de leurs craintes, de leur espérance ou de leur joie, en sorte qu’ils les peuvent faire sans aucune pensée » (Lettre au marquis de Newcastle du 23 novembre 1646). Ainsi aura-t-il manqué à Descartes sur ce point la prudence dont avait fait montre avant lui Montaigne, qui dans son admirable Apologie de Raymond Sebond, décrivait avec enthousiasme les prouesses des animaux non-humains et nous imputait à nous humains borgnes la responsabilité de ne pas les comprendre : « Ce defaut qui empesche la communication d’entre elles et nous, pourquoy n’est il aussi bien à nous qu’à elles ? C’est à deviner à qui est la faute de ne nous entendre point : car nous ne les entendons non plus qu’elles nous. Par ceste mesme raison elles nous peuvent estimer bestes, comme nous les estimons. » (Essais, II, 12).
Mais pour quelle obscure raison l’humanité si savante n’a-t-elle pas été foutue de reconnaître la vérité sur le langage animal ? Montaigne encore avait posé la question et esquissé une réponse d’ordre moral et psychologique dans un texte profond et une langue chatoyante : « La presomption est nostre maladie naturelle et originelle. La plus calamiteuse et fragile de toutes les creatures c’est l’homme, et quant et quant, la plus orgueilleuse. Elle se sent et se void logée icy parmy la bourbe et le fient du monde, attachée et cloüée à la pire, plus morte et croupie partie de l’univers, au dernier estage du logis, et le plus esloigné de la voute celeste, avec les animaux de la pire condition des trois : et se va plantant par imagination au dessus du cercle de la Lune, et ramenant le ciel soubs ses pieds. C’est par la vanité de ceste mesme imagination qu’il s’egale à Dieu, qu’il s’attribue les conditions divines, qu’il se trie soy-mesme et separe de la presse des autres creatures, taille les parts aux animaux ses confreres et compagnons, et leur distribue telle portion de facultez et de forces, que bon luy semble. Comment cognoist il par l’effort de son intelligence, les branles internes et secrets des animaux ? par quelle comparaison d’eux à nous conclud il la bestise qu’il leur attribue ? »
Montaigne ne trouve pas de motif satisfaisant pour justifier notre spécisme, si ce n’est un orgueil démesuré appuyé par la conviction d’avoir été modelé par la main immatérielle de Dieu et inspiré par son souffle intangible. Mais on peut en trouver la véritable raison chez Descartes lui-même, qui à la fin de sa Lettre à Morus, refusant le langage et donc la pensée aux animaux, se démasque et révèle le véritable enjeu de la discrimination : elle est adressée « à ceux qui ne sont point attachés aux rêveries de Pythagore, puisqu‘elle les garantit du soupçon même de crime lorsqu’ils mangent ou tuent des animaux ». (Pour info Pythagore était végétarien).
Voilà enfin le loup sorti du bois ! Ce n’est pas par patiente observation ou bonne logique que le spécisme fait étalage de la liste des barrières infranchissables qui séparent l’homme des animaux non-humains ; c’est juste pour se donner le droit de les bouffer sans culpabiliser !
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Pitoyable…