Une éthique pour vivre ensemble sur terre
Lorsque paraît en 2003 son Manifeste des espèces compagnes, Donna Haraway est déjà bien établie sur la scène de la critique épistémologique féministe, grâce à son Cyborg manifeste, ainsi que son essai sur les Situated Knowledges. Elle reprend sa plume au style unique pour cette fois-ci s’attaquer, avec humour et cynique lucidité, aux mythes qui peuplent les échanges entre êtres humains et chiens. Par le biais de cette nouvelle figure des espèces compagnes – qui ne remplace nullement les cyborgs, mais les inclut dans un cadre plus large –, Haraway tente de définir d’autres règles, plus résilientes et respectueuses que celles admises par l’humanisme, le modernisme et le capitalisme, de co-existence entre humains et autres occupants de la planète.
Pour quiconque souhaterait une introduction plus approfondie dans la pensée de Donna Haraway, je recommande le documentaire à son sujet de Fabrizio Terranova, Story Telling for Earthly Survival, sorti en 2016, dont voici le trailer:
Que sont des espèces compagnes?
Le pluriel est d’une importance primordiale pour répondre à cette question, puisque « une espèce compagne ne peut exister seule ; pour en faire une il en faut au moins deux. C’est compris dans la syntaxe ; c’est compris dans la chair » (36). Par là, Haraway renvoie à la co-constitution ontologique des espèces compagnes, tant organique (biopolitique et immunitaire) que relationnelle. Si les chiens ont une place de choix dans ce manifeste, c’est en tant que représentants d’autres espèces, dont les abeilles, les tipules, la flore intestinale, le riz, et « tout autre être organique auquel l’existence humaine doit d’être ce qu’elle est, et réciproquement » (39).
Chaque constituant du binôme n’est ni partie, ni tout, et n’existe qu’en tant qu’il est mis en relation : « Il n’existe pas de sujet ni d’objet déjà formé, ni aucune source unique, aucun acteur unifié ou visée ultime » (28) – la relation, selon Haraway, se trouve être la plus petite unité d’analyse possible, le binôme est indivisible et irréductible.
Déconstruction idéologique
A travers une découverte plurielle et intriquée des histoires entre les hommes et les chiens, Donna Haraway retrace par ces contes organiques l’opportunisme écologique débordant inévitablement des idéologies modernistes rassurantes. Elle critique vivement d’une part l’infantilisation et le souhait névrotique d’un amour inconditionnel des chiens, d’une connexion éternelle, et d’autre part l’exceptionnalisme humain et leur certitude d’être les seuls êtres qui comptent sur la planète. Elle fait, dans le même temps, l’apologie de l’investissement réflexif du souci de l’autre, de l’épanouissement partagé, d’une appropriation de l’histoire des rapports pluriels, inévitables et constitutifs que nous partageons avec les chiens – des rapports « plein de gâchis, de cruauté, d’indifférence, d’ignorance et d’abandon, mais aussi de joie, d’invention, de travail, d’intelligence et de jeu » (35).
Les chiens ne sont pas une projection ; ils sont membre d’une espèce liée avec les humains dans une histoire trouble, et bien plus diverse que l’idéologie moderniste ne voudrait nous faire croire. La domestication se dévoile comme une stratégie évolutive fructueuse, bénéficiaire tant aux humains qu’aux espèces qui nous accompagnent, et marquante sur le plan génétique. Haraway souligne : « Co-constitution et coévolution sont la norme, et non pas l’exception, des espèces compagnes » (64). Ces échanges flexibles et opportunistes font peu de cas de nos préférences philosophiques occupées inutilement à déterminer quels phénomènes sont attribuables à la nature et lesquels à la culture, et encore moins de nos insécurités quant à notre supériorité ontologique.
Une éthique pour vivre ensemble
Les histoires dessinées au cours de ce manifeste engagent les lecteurs.rices émotionnellement, les encourageant à vivre avec, sans désavouer ces histoires, rappelant que « les espèces compagnes ne peuvent pas se permettre de souffrir d’amnésie » (129). Ces histoires traitent de divers types de chiens, de rasse ou non, mais toujours imprégnées des conséquences du capitalisme, de l’impérialisme, et d’une forme de spécisme laissée pour compte par les militants anti-usines animalières : Haraway explique qu’à la suite de la diffusion d’une célèbre série télévisée britannique mettant à l’honneur les Border collie écossais, nombres d’acheteurs impulsifs se sont procuré ces chiens de berger talentueux sur un marché des animaux domestiques explosant face à une telle demande. Ces chiens furent en grande quantité abandonnés par la suite, pour être recueillis par des bénévoles ou piqués dans des refuges animaliers, les acheteurs se rendant vite compte qu’illes n’étaient pas à même de satisfaire les besoins de dépense de ces chiens de berger travailleurs.
Donna Haraway trace, discrètement, au cours de son manifeste, une éthique pour vivre ensemble à l’usage d’espèces dépendantes les unes des autres, une éthique qui parle de responsabilité les uns envers les autres, d’obligations envers ceux avec qui nous partageons la planète et à qui nous devons ce que nous sommes ; d’attention disciplinée, de gestion du comportement ; de respect et de confiance mutuels en tant que règles fondamentales dans le dressage et le travail, relâchant ainsi les chiens de la pression névrotique d’un amour inconditionnel pour placer leur valeur non sur un commerce affectif, sur un fantasme douteux, mais sur leurs qualités propres, ainsi que la survie d’une économie rurale. Les intérêts spécifiques des chiens doivent y être considérés au même titre que ceux des humains, afin de bénéficier, au cours d’activités partagées, d’une satisfaction due à l’effort, au travail, à la réalisation d’un potentiel concrétisé au cours d’un dressage qui mériterait plutôt le nom d’apprentissage relationnel, au cours duquel tous les participants se trouvent transformés.
« Les échelles abstraites de comparaison de fonctions mentales ou de degrés de conscience visant à classifier les organismes le long d’une grande chaîne d’êtres moderniste et à leur attribuer privilèges ou protection en conséquence » sont autant de catégories obsolètes et démunies dans les relations entre espèces compagnes (89). Au contraire, les droits développés au cours d’une relation soutenue, et non localisés dans des catégories séparées et préexistantes, non préformés et prêts à l’emploi, sont au centre de la relation réflexive exigée pour un bon fonctionnement entre espèces compagnes. Ces droits, incluant par exemple le droit à la parole, à l’attention, à une vie en sécurité, sans grandes contraintes physiques ni aucun châtiment corporel, et au respect, sont tressés dans les liens de possession réciproques, engageant et affectant la vie de chacun des partenaires. Haraway souligne : « La possession – la propriété – passe par la réciprocité et les droits d’accession. Si je possède un chien, mon chien me possède : l’enjeu consiste à savoir ce que cela signifie concrètement » (92), rappelant que les obligations des humains à l’égard des espèces compagnes sont bien plus astreignantes, et engagent donc beaucoup plus leur responsabilité.
Dans le noir – interspécifiquement et culturellement
Ce manifeste est un exemple de lucidité par rapport à nos attachements à nos compagnons canins. Si l’autrice rejette avec tant de ferveur l’injonction à l’amour inconditionnel que nous projetons si volontiers sur nos amis à quatre pattes, c’est pour faire l’apologie d’un autre type d’amour, spécifique, qui prend en compte nos différences irréductibles. L’introspection, la communication, la responsabilité en sont des composants essentiels. Notre amour a des conséquences, et impliquent des engagements, tel que « faire tout son possible afin de réaliser les conditions confuses liées au fait d’aimer » (67), au cours d’une quête incessante de connaissance du partenaire intime, ainsi que des inévitables méprises et malentendus tragi-comiques qui l’accompagnent.
Niant une quelconque équation entre égalité et intersubjectivité, il s’agit d’être attentif à la « danse conjointe des partenaires en situation de face à face » (76), ainsi que de se poser la question de quels êtres sont en relation (qui est présent et ce qui émerge de la relation) – tout en acceptant l’impossibilité d’une connaissance exhaustive de l’autre, ou de soi-même d’ailleurs, et en tenant compte de ce qu’il advient à l’autre à chaque instant de la relation. Un conseil sage pour chacun.e s’engageant dans une relation intime, que ce soit avec une autre espèce ou pas. Cette « vigilance constante à l’égard de l’altérité-en-relation » rend possible des relations éthiques, tout en tenant compte de notre existence entièrement dépendante de notre capacité à vivre ensemble, en lieu et place d’une autonomie fantasmée, narcissique, égocentrique et – il faut bien le dire – dangereuse.
Cette forme de relation laisse une importante part à l’incertitude, aux tâtonnements dans le noir. « Nous nous dressons l’une l’autre à accomplir des actes de communication que nous maîtrisons à peine, » raconte Haraway à propos de sa relation avec sa chienne (23). Ces actes d’amours engendrent à leur tour d’autres actes, si bien décris par l’expression anglaise « to care about », si difficilement traduisible en français. Se préoccuper, se soucier, mais aussi aimer, agir, assumer sa part de responsabilité, prendre soin de l’autre – autant d’actions personnelles et intimes qui tracent le contour de capacités d’actions de chacun des deux partis constituant une relation d’espèces compagnes, situés chacun structurellement et différemment dans des systèmes de pouvoir.
Ces tâtonnements dans le noir se caractérisent par la distanciation des modèles culturels à notre disposition. Haraway se refuse à considérer sa chienne comme un enfant à poil, déclarant qu’une telle considération est dégradante, tant vis-à-vis des chiens que des enfants :
« Je résiste à me faire appeler la « maman » de mes chiens par peur des risques d’infantilisation des canidés adultes, mais aussi afin d’éviter tout malentendu sur un point essentiel : j’ai toujours voulu des chiens, pas des enfants. Ma famille multispécifique n’est pas affaire de substitution ; nous essayons de vivre selon d’autres tropes, d’autres métaplasmes. »
(Haraway 2018: 149)
Être présent au monde, apprendre à vivre avec ces histoires à mesure qu’on en prend connaissance, agir dans une succession de mondes émergents, voici le souhait que formule Donna Haraway, voici la forme alternative d’amour qu’elle évoque au détour de ce court et dense manifeste. Cet amour nécessitera également la création d’un nouveau champ de vocabulaire, d’autres pronoms (ainsi qu’il en a été nécessaire pour l’éventail des identités de genre), faisant honneur à l’ensemble des relations de parenté au sein du monde cynophile, et à celui plus général des espèces compagnes.
Ce livre est disponible aux éditions Flammarion:
Livre: 17€
Ebook: 11.99€
Haraway, Donna (2018): Manifeste des espèces compagnes, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jérôme Hansen, Préface de Vinciane Despret, Climats, Flammarion, Paris.
https://editions.flammarion.com/Catalogue/climats/essais/manifeste-des-especes-compagnes
(Photographie : Première de couverture, avec l’aimable autorisation de Flammarion)