Sans même que nous nous en rendions compte, nos phrases sont truffées d’expressions, et pourtant nous les utilisons souvent sans savoir d’où elles viennent ! Elles en disent long sur l’histoire de la langue française… Voici l’explication de quelques-unes d’entre elles.
La langue est un système complexe très mobile. Elle évolue chaque jour, et s’enrichit peu à peu en fonction de la société dans laquelle elle évolue. Ainsi, elle reflète nos préoccupations, notre culture, nos références… Il est passionnant de se plonger dans l’étude des expressions idiomatiques, figées par le temps, pour pouvoir lire entre les lignes et comprendre leurs racines.
Nous vivons dans une société de frontières et de nations. Les hommes ont tracé des limites à la fois fictives (les traits sur une carte ne justifient pas à eux seuls une frontière) et concrètes (barrières géographiques naturelles, écarts culturels…) et chaque pays a développé son identité propre… Par opposition avec les autres, souvent ! Ainsi, il n’est guère étonnant que, dans notre belle langue française, beaucoup d’expressions exploitent cette différence : quoi de plus simple que d’utiliser ses voisins lorsqu’on veut faire passer un message péjoratif ?
Evidemment, nos victimes favorites sont nos amis les Anglais. Aaah ces rosbifs, nos partenaires dans la plus tumultueuse danse de haine et d’amour que l’histoire n’ait jamais connue ! En 1815, les guerres napoléoniennes ravagent l’Europe toute entière ; les Anglais (qui étaient contre l’envahisseur Napoléon Bonaparte) remportèrent une victoire hautement symbolique à Waterloo, où ils écrasèrent une bonne fois pour toutes les troupes bonapartistes. Ce souvenir cuisant d’humiliation militaire fut associé à autre chose dont notre société n’aime pas trop parler : les règles ! Ainsi, on utilise l’expressions « Avoir ses anglais » (ou « Les Anglais ont débarqué ») pour dire « avoir ses règles ». Outre l’image d’un événement dont on aime peu parler, ce rapprochement vient aussi de la couleur des uniformes britanniques, qui étaient rouge vif.
Autre expression relativement peu sympathique, « filer à l’anglaise » a une origine assez floue. Il existe trois théories distinctes expliquant sa provenance : certain.e.s affirment qu’il s’agit d’une déformation de l’ancien verbe « anglaiser », issu du français médiéval (donc avant que l’Angleterre prenne ce nom), qui signifiait « voler » ; « anglaiser » aurait subi un glissement de sens et serait devenu « anglaise » par association avec le peuple ayant pris ce nom quelques siècles plus tard. D’autres ont avancé la théorie de la vengeance linguistique : en effet, les Anglais disent souvent « to take French leave », donc pourquoi n’aurait-on pas dit la même chose d’eux ? Enfin, au XVIème siècle, les créanciers étaient souvent appelés « Les Anglais » (car la haine pour le peuple britannique et celle pour les créanciers devaient être comparables) ; « filer à l’anglaise » voudrait donc dire…. S’enfuir avant que le créancier n’arrive ! Quelle que soit son origine exacte, cette expression témoigne elle aussi du profond mépris des Français envers leurs voisins.
Bon, n’exagérons pas, les Anglais ne sont pas les seuls à avoir subi nos foudres linguistiques. Les Grecs ont eux aussi été victimes de nos idées préconçues. Pendant très longtemps, il était monnaie courante d’entendre autour de soi que les Grecs pratiquaient tou.te.s la pédophilie, que « là-bas c’est normal » (je vous rassure : c’est COMPLETEMENT faux). Cette fausse idée vient de l’Antiquité : en Grèce Antique, la pédérastie (une relation, souvent sentimentale et sexuelle, entre un jeune garçon issu d’une bonne famille et un homme plus vieux lui servant de guide et de tuteur, qui était une étape centrale dans l’évolution sociale du jeune homme) était très pratiquée. Ces relations sociales n’avaient rien à voir avec de la pédophilie. Malheureusement, les raccourcis sont très rapidement construits lorsqu’il s’agit de pointer du doigt une bizarrerie fictive chez les autres ; ainsi, lorsqu’on dit « Aller se faire voir chez les Grecs », ça veut dire aller subir une agression pédophile (sous-entendu : et nous foutre la paix). Charmant !
Parmi les très nombreuses expressions françaises se basant sur des nationalités, « Etre une tête de Turc » a une histoire qui sort du lot. A sa naissance au milieu du XIXème siècle, la fête foraine était un véritable fait social en France : elle apparaît comme le miroir des désirs et des fantasmes des français mondains, qui cherchaient à se divertir dans un monde différent du leur. L’une des attractions les plus populaires, et qui est toujours présente aujourd’hui dans nos fêtes foraines 2.0, était le dynamomètre. Mais si vous savez, cette petite machine sur laquelle on frappe avec un marteau et qui prétend mesurer notre force ! Pour conjurer un aspect plutôt mystérieux, et rappeler la mode de l’orientalisme (une fascination pour un Orient fantasmé, apparaissant notamment dans des œuvres littéraires et picturales) qui était la fureur du moment, les forains ont forgé la partie à frapper pour qu’elle représente une petite tête d’homme portant un ruban : un Turc, tel qu’on se les représentait à l’époque. Ce peuple avait, depuis les Croisades (et oui, les Français sont rancuniers !), l’image d’une nation barbare et cruelle… La « tête de Turc » est donc devenue, littéralement, la chose sur laquelle on aime frapper !
Chaque expression est riche de sens : « parler français comme une vache espagnole », « être bon comme la romaine », « être saoul comme un polonais » (bon ok pour celle-ci l’origine n’est pas très difficile à trouver)… Il en existe des centaines ! Si le sujet vous intéresse autant que moi, je vous invite à vous procurer le Larousse des Expressions et Locutions Françaises: c’est une véritable bible, dans laquelle j’ai tendance à me perdre pendant des heures ! Et sinon, il y a évidemment mon autre article à ce sujet que vous pouvez consulter ici.