La récupération est l’art de réutiliser ce que nous considérons comme des déchets, des restes. J’adore la récup. Dans nos quotidiens à consommation facile, elle peut prendre diverses formes. Chiner et retaper des meubles que l’on juge démodés. Repiquer la veste de mémé. Récupérer et réutiliser est aujourd’hui un enjeu majeur. Je le trouve stimulant parce qu’il sollicite notre créativité, notre inventivité. Pour ma part, quand je parle récup, je parle rénovation, transformation : je vois une boîte à outils. Je suis un zébu bricoleur. Mais à une très bonne amie à moi, que nous appellerons WonderMaïlys (WM), la récup’ inspire une autre image : une poubelle. Une benne de nourriture. Une corne d’abondance condamnée. Elle récupère de la nourriture jetée mais consommable. Elle m’a à plusieurs reprises d’ailleurs offert du pain, des gâteaux et des légumes. Tout cela me semblait bien mystérieux et attisait ma curiosité. Nous avons donc un peu discuté de sa récup.
Pour WM, l’idée de base est de lutter contre le gaspillage alimentaire. Elle me confie : « On prétend qu’on ne peut pas nourrir le monde entier alors qu’on produit dix fois plus que ce que l’on consomme ». De manière générale, c’est un mode de vie : faire avec moins, lutter contre la société de consommation. Voilà pour l’aspect philosophique, engagé. Il y a aussi une autre réalité, me dit-elle. Un aspect pratique. Il s’agit de nourriture gratuite. Pour elle c’est arrangeant, pour d’autres c’est une nécessité.
La récup, il faut en entendre parler. De l’extérieur, ça a l’air un peu secret, pour certains un peu bizarre. Pas toujours facile d’en parler autour de soi d’ailleurs. Cela se déroule souvent dans des réseaux alternatifs, politiquement engagés. Ce sont d’abord ses frères qui initient WM. La voiture familiale est réquisitionnée pour les activités nocturnes de la fratrie. Par la suite, dans son milieu d’art du spectacle grenoblois, elle développe un nouveau cercle de « copains récupéreurs » qui lui montre de nouvelles techniques !
Les récup’ ont le plus souvent lieu la nuit, lorsque les poubelles sont sorties et les employés partis. Seule ou en groupe WM commence sa tournée des grandes surfaces, des biocoop et des « boulanges » comme elle les appelle. Généralement, il faut s’éloigner des centres-ville où les poubelles des super-marchés ne sont pas laissées sur la voie publique. Il faut donc prendre la voiture, ce qui est plus pratique d’une part pour les trajets mais aussi pour transporter la récolte. Équipée de sa lampe frontale, d’une paire de gants (les poubelles ne sont pas connues pour être propres et rangées) et parfois même de bottes en caoutchouc (pour mettre les pieds dans les très grandes bennes!), WM soulève les couvercles, déplace et palpe les sacs. D’une main experte elle détermine ce qui est bon ou pas. Tant que les produits sont encore emballés, pas de problème. Les fruits et légumes se retrouvent souvent dans des cagettes. « Tu t’attends pas à trouver ça dans une poubelle ».
Dans les bennes des grandes surfaces on trouve de tout : des yaourts, du pain de mie, des biscuits, des plats cuisinés, des boîtes de conserve dont les dates ne sont pas dépassées… On jette donc de la nourriture qui n’est pas encore périmée. Voilà qui semble bien absurde. WM explique :« Les gens n’ont probablement pas envie d’acheter un produit dont la date limite est sur le point d’expirer alors qu’il devrait pouvoir se conserver longtemps ». C’est à se demander comment le tri se fait dans les rayons. « J’ai du mal à trouver la logique ».
Les biocoop jettent le plus souvent des fruits et légumes défraîchis d’un ou quelques jours. C’est un peu la loterie. Parfois il y en a en bon état, parfois ils sont flétris et même un peu pourris.
Les boulangeries, lorsqu’elles ferment pour leur repos hebdomadaire, jettent tout ce qu’elles ont : pains, viennoiseries, en-cas salés. Lorsqu’on est chanceux, tout est mis sous vide, dans de grands sacs transparents avec la date dessus.
Depuis qu’elle habite à Grenoble, WM pratique une nouvelle forme de récup avec ses camarades : les marchés. En plein jour cette fois, ils y vont à vélo et demandent aux gens qui remballent leurs étales s’il ne leur reste pas quelques fruits et légumes. S’alléger de ce qu’ils ne vendront pas les arrange le plus souvent.
Lorsque l’on demande aux grandes surfaces de ne pas tout jeter, elles refusent. Leurs poubelles se veulent plus dissuasives. Très sales. Avant, ils mettaient de la javel dessus (ce qui est maintenant interdit). Les grandes chaînes de super-marchés gardent généralement leurs poubelles sous surveillance : murs, fils barbelés, caméra et lumière automatique. Le message est plutôt clair : si tu veux ma bouf, tu la payes à la caisse. Tout est fait pour qu’on ait l’impression de faire quelque chose de mal.
Voilà qui peut mettre un peu le doute sur les risques de la récup. WM me confie : « Au début, j’avais l’impression d’être un peu boarder-line. Je me suis donc renseignée et il n’y a rien d’illégal tant qu’on ne pénètre pas par effraction sur une propriété privée ».
Les récup peuvent être source d’émotions fortes. Le passage des gendarmes par exemple. WM déclare : « La première fois, j’étais stressée, je ne savais pas quoi dire ». Mais comme il n’y a rien d’illégal dans ces déambulations nocturnes, les forces de l’ordre doivent se contenter de vérifier ce qu’elles peuvent : les permis de conduire. Une fois, panique, WM ne trouve pas le sien…
Au milieu de la nuit, il y a parfois aussi de bonnes surprises. Un employé sort alors que la fine équipe est en pleine fouille. Il leur lance : « Alors, vous trouvez votre bonheur ? ». WM m’explique qu’elle partait du principe que si on la surprend dans les poubelles, « ça va faire chier la personne ». Mais le monsieur en question revient avec une belle cagette de légumes qu’il leur tend, sourire aux lèvres. Ils se mettent à discuter.
Près de chez moi se trouve une boulangerie. Une chaîne. Trois baguettes achetées, les douze suivantes offertes ! A la fin d’un dîner, WM nous quitte pour rentrer chez elle. Quelques instants après, mon portable sonne. Est-ce que je veux des viennoiseries, des pizzas, du pain ? Je la rejoins en bas et découvre avec ébahissement deux énormes sacs remplis. Par la suite, nous y sommes allées ensemble. Durant cette initiation à la récup, je me suis sentie un peu espion, un peu brigand. En planque nous attendions que les lumières s’éteignent. Cela ne semblait pas vouloir finir, nous hésitions à abandonner. L’appât est cependant trop grand, le jeu un peu excitant. Enfin les derniers employés partent. Il pleut. Nous nous approchons. Le spot s’allume. Nous soulevons le couvercle. Rien. Un muffin épargné…