Utopique est devenu synonyme dans le langage courant d’idéaliste, rêveur et surtout impossible. Comme bien d’autres mots (prenez « anarchique » par exemple), son sens a été simplifié et complètement déformé. Aujourd’hui, petits engrenages que nous sommes d’un univers capitaliste, imaginer un autre monde est vite qualifié d’utopique. Mais l’alternative est-elle complètement impossible ? Sommes-nous complètement écrasé·e·s par TINA (le fameux « There Is No Alternative » de Mrs Tatcher) ? Étudiante en littérature, j’ai eu la chance d’assister à un passionnant séminaire sur l’utopie et j’en suis sortie avec de nouvelles perspectives et de nouveaux espoirs. Discussion entre philosophie politique et invention de nouvelles formes littéraires, l’utopie est un genre éminemment complexe et nécessaire puisqu’il explore de nouveaux modes pour penser et envisager le monde. Lire l’utopie, « [c]’est reconnaître que l’invention de l’écriture utopique serait le choix d’une forme d’intervention singulière dans le champ politique ; c’est avouer que le projet politique, la recherche du meilleur régime, passe nécessairement par le recours à une nouvelle forme d’écriture » (Miguel Abensour).
Qu’est-ce que l’utopie ?
Depuis l’Antiquité déjà, les philosophes pensent la cité idéale, celle où le Bonheur (eh oui, rien que ça) sera atteint. Mais l’utopie est avant-tout un genre littéraire*. Il doit son nom à la célèbre œuvre de Thomas More, Utopia. C’est elle qui servira de modèle de référence pour les siècles qui suivront. Utopia est publiée en 1515, dans un contexte de grands changements : découverte du Nouveau Monde, fin du système féodal, capitalisation progressive du marché, fondation du culte anglican…
Thomas More, grand humaniste* et homme politique britannique, est le témoin d’une misère grandissante dont les causes sont, d’après lui, liées à la propriété privée et l’inégalité des conditions. Pour simplifier grossièrement les choses, il n’est pas concevable sous le règne d’Henri VIII, comme bien d’autres, de critiquer ouvertement le système politique sur lequel repose son pouvoir absolu (au risque de perdre la tête). Raison pour laquelle, Utopia sera d’abord publié en Belgique avant de connaître un grand succès dans toute l’Europe.
Lieu de nulle part, lieu hors du temps ou non-lieu « qui vient hanter et doubler tout lieu » (M. Abensour), l’Utopie de More est une île où vit une société idéale qui n’est donc pas l’Angleterre, mais qui sait, en est peut-être le revers. L’œuvre est composée de deux parties. La première, souvent négligée, est « une critique, une dénonciation audacieuse des faiblesses d’un état de faits » et prend en partie la forme d’une discussion entre Thomas More, son hôte belge et un explorateur et futur narrateur, Raphaël Hythlodée. La seconde fait entrer le lecteur en Utopie et la décrit de manière extrêmement détaillée :
« L’île d’Utopie a deux cent mille pas dans sa plus grande largeur, située à la partie moyenne. Cette largeur se rétrécit graduellement et symétriquement du centre aux deux extrémités, en sorte que l’île entière s’arrondit en un demi-cercle de cinq cents miles de tour, et présente la forme d’un croissant, dont les cornes sont éloignées de onze mille pas environ. »
Thomas More, Utopia
Certaines particularités d’Utopia deviendront des caractéristiques générales du genre : l’insularité, la régularité, la symétrie, l’uniformité sociale… Bien que décrite avec précision, Utopia n’est pas un programme, une recette, à appliquer au pied de la lettre pour atteindre « la meilleure forme de communauté politique » possible. Comme le souligne Raymond Trousson : « […] l’utopie présente toutes les facettes d’une réflexion dont l’homme est le centre ». Et c’est effectivement comme une expérience de pensée plutôt qu’un programme qu’il faut envisager l’utopie.
Ses détracteurs l’accusent de contenir les germes d’un régime autoritaire : uniformité et transparence, figure dirigeante unique et puissante, etc. Il est indéniable que certains aspects de l’utopie, s’ils étaient applicables, transformeraient la quête du Bonheur en un véritable cauchemar. La montée des régimes autoritaires en Occident au 20e siècle, notamment en URSS, vont précipiter un changement radical dans l’histoire du genre : la naissance de la dystopie. Mais attention, la dystopie n’est pas le simple contraire de l’utopie. Les codes de cette dernière sont pour certains maintenus. La dystopie cultivent « l’ambivalence critique du genre depuis ses origines » (J.-P. Engélibert et R. Guidée) et permet ainsi la critique non pas de l’utopie mais des utopismes.
*Le genre littéraire permet de classer des œuvres en fonction de caractéristiques communes ou typiques relevant de la forme ou encore du contenu du texte. Évidemment, toute forme de classification est discutable (puisque pure construction de l’esprit) mais c’est tout de même assez pratique pour analyser les choses.
* L’Humanisme est un mouvement de pensée apparaissant au début de la Renaissance et dont l’une des spécificités est d’offrir à l’Homme une place centrale (pas uniquement à Dieu). Ce courant a pour but l’épanouissement des êtres humains et le respect de leur dignité.
Utopie et utopisme
Utopie, utopisme… voilà qui devient compliqué et confus, je vous l’accorde.
L’utopie est, comme nous l’avons déjà dit, un genre littéraire relevant de la fiction. Cette caractéristique lui permet de se tenir hors du temps et hors du monde. L’utopisme, quant à lui, relève du champ politique. Il s’agit de l’élaboration de doctrines ayant pour but d’atteindre le Bonheur de tou·te·s ou même de tentatives concrètes. La pensée utopiste s’est largement développée, avec et dans le socialisme (entre autres), durant le 19e siècle. On compte parmi les plus célèbres socialistes utopistes Charles Fourier (en France) et Mark Owen (en Grande-Bretagne). Leurs pensées ont mené à des tentatives de vie communautaire, notamment dans le cadre de l’usine. Les ouvriers et ouvrières forment alors un monde clos et autonome, censé leur offrir une vie plus confortable (on note qu’il s’agit ici aussi de lutter contre la misère). Bien que Fourier ait été considéré comme farfelu et que les échecs de ces tentatives soient nombreux, ils ont néanmoins permis d’imaginer des alternatives. En quoi sont-elles dangereuses ? Contre quoi les dystopies luttent-elles alors ?
Vous conviendrez qu’à leur petite échelle, les tentatives de communautés utopiques ont des répercussions d’une conséquence relative. Mais les projets totalitaires, petits ou énormes, ont pour point commun de privilégier la communauté sur l’individu, bridant ou supprimant toute forme de liberté. Et on ne parle pas uniquement de concepts et d’idéologie, on parle de vie humaine (et non-humaine aussi d’ailleurs).
Rien d’étonnant à ce que Aldous Huxley donne à son roman Le Meilleur des Mondes, l’épigraphe suivante :
« Les utopies apparaissent comme plus réalisables qu’on ne le croyait autrefois. Et nous nous trouvons actuellement devant une question bien autrement angoissante : Comment éviter leur réalisation définitive ? … Les utopies sont réalisables. La vie marche vers les utopies. Et peut-être un siècle nouveau commence-t-il, un siècle où les intellectuels et la classe cultivée rêveront aux moyens d’éviter les utopies et de retourner à une société non utopique moins « parfaite » et plus libre.
Nicolas BERDIAEFF (philosophe russe)
En 1923, dans un contexte de censure et de répression, l’écrivain russe Eugène Zamiatine publie Nous autres, roman obscur et satirique, qui inspirera les grands de la littérature dystopique anglo-saxonne comme Huxley ou Orwell. Sous la forme d’un journal, le narrateur, nommé D-508, présente naïvement son monde, l’État Unique. Ses certitudes se retrouvent cependant chamboulées, voire terrassées, après sa rencontre avec I, membre d’un réseau de résistance.
Lectures aux multiples couches, les dystopies du 20e siècle semblent cependant toutes souligner que poursuivre un but aussi abstrait que le Bonheur ou la Perfection n’a aucun sens (sauf pour celleux qui en tirent les ficelles). Et l’espoir n’est pas complètement mort puisque la figure de la résistance, même persécutée, persiste dans chacun de ces récits. La dystopie n’appelle pas nécessairement le désespoir. Et pour cause, les totalitarismes auxquels elle s’est opposée sont aujourd’hui dépassés.
Les failles du monde (re)connu
Pour autant, nous ne vivons certes pas dans le meilleur des mondes. La catastrophe écologique menaçant notre planète ajoute à cela un sentiment d’urgence inédit auquel le progressisme le mieux intentionné ne pourra répondre convenablement.
Plus que jamais, nous avons besoin d’alternatives radicalement différentes. Oui, oui, cela à de quoi en effrayer plus d’un·e, mais la fin du monde, tant imaginée, n’est-elle pas plus effrayante encore ?
Après la défiance, l’utopie, face au monobloc du monde capitalisme, est devenue plus que jamais un synonyme de rêverie, son intérêt réduit à pas grand-chose.
Pourtant, J.-P. Engélibert et R. Guidée soulignent tous deux un renouveau de l’imaginaire utopique aujourd’hui. La catastrophe était devenue la conclusion inévitable des projets utopistes du 20e siècle. Mais la catastrophe n’est-elle pas aussi l’occasion de faire table rase, de reconstruire ? Vous me direz, et à juste titre, que le capitalisme n’est pas prêt de tomber. En effet, ça tient encore bien la route. Mais il y a des failles. Et là, comme les « mauvaises » herbes dans les murs de pierre, peuvent pousser des alternatives, fructueuses ou non.
Ces failles, ces interstices, quels sont-ils ? Ils se trouvent dans les angles morts du monde capitaliste, dans ce qui ne semble pas avoir de valeur. La ville de Detroit, aux États-Unis, en est un bon exemple. La décadence radicale de son industrie a entraîné une très forte paupérisation, la chute de la valeur de tous les terrains, la fuite des services gouvernementaux, laissant les habitant·e·s coincé·e·s, parce que pauvres, complètement livré·e·s à eux-même. Soulignons bien la notion de valeur. Detroit n’avait plus aucune valeur économique. La ville est ainsi entrée dans une non-zone du capitalisme. Un endroit de nulle part. Et comme les êtres humains ont une certaine capacité d’adaptation et de survie, les habitant·e·s de Detroit ont commencé à s’organiser et d’abord pour se nourrir. Detroit est ainsi devenue une pionnière de l’agriculture urbaine. La ville a, petit à petit, attiré une très grande variété de populations plus ou moins alternatives qui cohabitent et coexistent ensemble. L’ensemble est devenu un terreau fertile pour l’inventivité, sociale et artistique.
A une plus petite échelle, dans mon quotidien pictave, je vois une autre graine d’utopie contemporaine dans les Food not Bombs. Les invendus alimentaires n’ont, eux aussi, plus aucune valeur marchande (puisque invendables). Les récupérer pour offrir un bon repas à tou·te·s et un moment de convivialité, c’est détourner un système qui sous-entend qu’il faut payer tout ce que l’on mange alors que tout le monde doit manger pour vivre.
Alors bien sûr, ne soyons pas naïfs et naïves, les alternatives ont aussi des limites. En s’investissant dans de tels projets, les gens donnent de la valeur aux choses. Et rien que ce mot attire la tentation d’en faire une valeur marchande. La valeur des terrains de Detroit a aujourd’hui augmenté, attirant une nouvelle population riche en quête de nouveauté mais pas de révolution. Les grandes surfaces proposent maintenant des paniers de fruits et légumes moches, aux prix cassés. Ils en tirent encore tout ce qu’ils peuvent avant de les jeter dans un état absolument non comestibles. On trouve aujourd’hui quantité de kits « Do It Yourself », ce qui semble presque oxymorique. La liste peut être encore longue et le capitalisme ne manque pas d’humour (parce que c’est vendeur aussi).
Alors, comment construire sans risque de réappropriation ou détournement ? Essayer d’autres formes, est-ce désespéré ?
J’en viens à la conclusion que la meilleure manière d’éviter une reprise ou incorporation au système repose sur la radicalité du projet. Plus celui-ci est différent, s’éloigne des normes dominantes, moins il a de chance d’être repris. Pour éviter d’être attrapé, il faut également faire le deuil d’une certaine fixité des formes, des lieux. Il faut du mouvement, de l’hybridation, du vivant. Pour ce faire, je vous recommande très vivement la lecture des Furtifs d’Alain Damasio. Lorsque vous l’aurez lu, vous direz peut-être que le mot que je cherche est furtivité.
Nos graines d’utopie poussent aujourd’hui dans le monde réel mais elles ne courent plus après des idéaux inatteignables comme le Bonheur universel ou la Perfection. Elles cherchent d’abord à sauver la vie sur cette Terre et la rendre un peu meilleure. Cultivons donc dans les failles, habitons donc les interstices du monde.
Bibliographie critique :
- Abensour Miguel, L’utopie de Thomas More à Walter Benjamin, Sens et Tonka, 2000
- Engélibert Jean-Paul et Guidée Raphaëlle, Utopie et catastrophe : revers et renaissance de l’utopie, La Licorne, 2015
- Trousson Raymond, Voyages aux pays de nulle part ; histoire littéraire de la pensée utopique, Ed. Université de Bruxelles, 1999
Fictions :
- More Thomas, Utopia, 1515
- Orwell George, 1984, 1949
- Huxley Aldous, Le Meilleur des Mondes, 1932
- Zamiatine Eugène, Nous autres, 1923
- Damasio Alain, Les Furtifs, 2019
4 Commentaires
Ju’, je voudrais bien tes notes de ce séminaire, j’ai vu des paillettes en lisant ton article !
Avec plaisir Camille 🙂
Oh wow je suis très très fan. Est-ce que tu connais le travail de Donna Haraway ? Parce que je crois qu’elle pousse encore cette réflexion en considérant la fiction comme une source non négligeable de connaissance (ce qui paraît, à première vue, totalement délirant), et cultive donc le souhait que la fiction (utopique, pourquoi pas !) détienne une puissance politique car nous permettant de créer des formes de vies situées en dehors du capitalisme… ca pourrait peut-etre t’intéresser ! Des bisous
Merci Tom 🙂 Je ne la connais que de nom mais ça semble en effet très intéressant ! A mettre sur mes listes de lectures à faire 😉