Il faut environ 1h15 pour effectuer en voiture le trajet entre Poitiers, dans la Vienne, et Bressuire, ma ville natale, dans les Deux-Sèvres. Je l’ai fait des centaines de fois. Que de temps gâché ! Que d’heures perdues à errer sans but sur la bande FM, à invectiver – moi qui suis franchement zen en tout autre occasion ! – un tracteur ou un papi en Renault 5 qui encombrait mon passage ! Tellement de temps, tellement d’argent, tellement de pollution. J’ai sacrifié trop de ma vie à la voiture.
Et là, alors que je me documente vaguement sur les lignes ferroviaires abandonnées, je découvre qu’il existait une ligne Bressuire – Poitiers de 1887 à 1980. Je fulmine. Bon, pour être exact, c’était une ligne Bressuire – Neuville-de-Poitou, tout près de Poitiers. Et pour être tout à fait exact, c’est une ligne de fret, et non de transport passager1. N’empêche : depuis tout ce temps, le rail était là, disponible. Et soudain : je me mets à imaginer tous les livres que j’aurais pu lire, tous les paysages que j’aurais pu contempler, tous les épisodes de série que j’aurais pu voir si on avait mis un foutu train régional sur ce rail déserté, au lieu de me condamner à m’abrutir des heures durant au volant de ma Peugeot 106 diesel polluante et inconfortable (pardon ma titine ! Tu m’as rendu de fidèles services je sais). Certes, le temps est un sujet sensible chez moi. J’oscille perpétuellement entre une exigence de rationalisation complète du temps disponible, afin de ne pas en gâcher, et le désir profond de passer mon temps à ne rien foutre. Hélas, conduire une voiture ne satisfait aucune de ces deux extrémités.
Des décisions publiques anodines peuvent avoir une incidence considérable sur la vie quotidienne de millions de gens. Choisir de construire une 2×2 voies plutôt qu’un TER en est une. Dans le dernier Monde diplomatique un article montrant que « la France abandonne ses villes moyennes » place sa focale sur les trains régionaux. Prenant l’exemple de la ville de Montluçon, l’auteur constate que dans les années 1980, il y avait de six à huit liaisons quotidiennes directes entre Montluçon et Paris. Il n’y en a plus que deux » Ou encore que « se rendre en train à Lyon, sa nouvelle capitale régionale, située à 183 kilomètres à vol d’oiseau, un habitant de Montluçon, première commune de l’Allier, doit compter au minimum trois heures et demie, avec un changement impératif, voire quatre à cinq heures selon les autres options proposées. C’est-à-dire davantage de temps qu’un Lillois, qui réside trois fois plus loin»3
Le sujet est d’actualité, depuis qu’un rapport sur l’avenir du réseau ferroviaire a été remis au premier ministre en février dernier. C’est Jean-Cyril Spinetta, l’ancien patron d’Air France, qui en est l’auteur. Au passage : qu’un type puisse passer de l’avion au train sans que cela ne choque personne montre à quel point la fonction de PDG est exempte de toute compétence technique ! J’apprends sur sa fiche wiki qu’il est aussi passé par Areva et Engie, et qu’il est le 41e patron le mieux payé de France, après avoir été haut-fonctionnaire. Y a pas à dire, la fonction publique est rentable ! Enfin pour les administrateurs plus que pour les administrés…
Quoi qu’il en soit, le poly-pseudo-expert estime que les lignes de trains régionales TER sont « héritées d’un temps révolu », qu’elles coûtent trop cher, blablabla. Si l’on suit ses préconisations, ce serait une dizaine de lignes régionales qui seraient supprimées, rien qu’en Nouvelle-Aquitaine. Par exemple celle qui relie Agen à Périgueux4. Je l’ai empruntée avec émerveillement il y a quelques années. Elle desservait de charmantes et minuscules communes, et sillonnait à travers un paysage bucolique. C’était l’été. Ma famille m’attendait à la petite gare du Bugue, 2656 habitants en 20155, en Dordogne. J’ai rarement eu autant le sentiment d’être en vacances. Je me suis même dit : outre que c’est joli, j’aimerais habiter au Bugue rien que pour prendre le train tous les jours, et réaliser cette panacée de vivre à la campagne sans avoir besoin de voiture.
Mais revenons à la politique. Le rapport Spinetta, qui appelle de ses vœux l’ouverture à la concurrence du train régional, et donc à terme à sa privatisation intégrale, n’est que l’aboutissement d’un processus structurel de dégradation du train et de promotion réciproque de la voiture. Avant l’ère de la voiture individuelle, le réseau ferroviaire français avait eu le temps de se développer de façon considérable, désenclavant des petites villes de campagnes, en les reliant aux grandes villes. On peut le voir sur les deux cartes comparées du réseau ferroviaire, en 1910-1930 puis 2008-2014.
Source : http://www.cheminots.net/forum/topic/40402-sncf-un-si%C3%A8cle-de-suppressions-de-lignes/
J’ai même découvert un site spécialement dédiées aux « lignes oubliées ». C’est là que j’ai appris l’existence ancestrale de la ligne Bressuire – Neuville-de-Poitou. Voici l’éloge funèbre sur lequel on tombe en ouvrant la première page :
« Au cours du XIXe siècle, un nouveau mode de transport allait révolutionner le monde : le chemin de fer. Apparu en France à la fin des années 1820, son développement explose à partir des années 1870 suite à diverses lois permettant la création de chemins de fer d’intérêt local. Des régions entières se retrouvent désenclavées, chaque ville, chaque village voulant recevoir un train pour contribuer à son développement. Le réseau ferré se développe jusque dans les années 1920. Mais, avec l’apparition de la concurrence routière, son déclin s’amorce au début des années 1930, de nombreuses lignes voient leurs trafics voyageurs puis marchandises reportés sur route avant d’être totalement fermées.
Au plus fort de son développement, au début des années 1930, le réseau ferré français compta plus de 42 000 km de voies d’intérêt général et plus de 20 000 km de voies d’intérêt local, portant à environ 62 000 km sa longueur totale. Aujourd’hui, après 80 ans de fermetures successives, la longueur du réseau a été divisée par deux, soit environ 32 000 km, dont un peu plus de 29 000 km réellement exploités. L’histoire n’est malheureusement pas terminée puisque de nombreuses lignes sont régulièrement menaçées ou fermées »6.
Alors est-ce vraiment parce que ces petites lignes coûtent trop cher que l’État choisit de les supprimer ? Un autre article récent du Monde diplomatique, « Il paraît que les petites lignes de chemin de fer coûtent trop cher », décrit bien la direction prise par nos politiques. Tout miser sur les grandes lignes et abandonner les autres, cela revient à faire du train un intermédiaire rentable entre d’autres modes de transports. Bientôt, les gares ne desserviront plus directement les centre-villes et les lieux d’habitations, mais des pôles de transports où nous attendront bus, taxis, avions. « Le train est devenu cet avion sur pattes reliant quelques points à forte densité de population, à charge pour chacun de se débrouiller ensuite »7… avec une voiture. En somme, tout est fait pour favoriser l’automobile, dont l’industrie, paraît-il, renaît de ses cendres en France. Le sabordage programmé du train n’en serait-il pas pour quelque chose…
Mais pourquoi, me direz-vous, un tel attachement aux choses du passé ? Est-ce seulement par goût personnel du pittoresque ? Ce serait me moquer de vous, lecteurs et lectrices. L’essentiel est ailleurs, et les arguments ne manquent pas :
1. Le train est plus écologique que la voiture individuelle. Pourtant, les mêmes qui s’extasient devant la COP21 se réjouissent de la reprise de l’industrie automobile et disent que le train coûte trop cher.
2. Le train est un lieu de sociabilité, où nous sommes susceptibles de rencontrer des gens, d’être surpris – par un bébé qui hurle mais aussi par de touchantes scènes d’entraide et de solidarité.
3. On peut faire mille choses dans un train – lire, dormir, bavarder, regarder un film, contempler le paysage et même… aller aux toilettes ! L’être humain y demeure un être d’activité, qui fabrique, bouge, se transforme. Chacun peut accomplir le miracle de faire deux choses à la fois : se déplacer et continuer de vivre. Il ne met pas sa vie entre parenthèse, comme le conducteur de voiture qui, lorsqu’il conduit, ne peut rien être d’autre qu’un conducteur de voiture.
4. Last but not least : Le délice de la vie vestibulaire des halls de gare, des cafés de gare, et de l’attente sur le quai. Le tout rythmé par la même musique de la SNCF et la même « voix » de la SNCF qui sévissent depuis 30 ans. Bon à part quand c’est le parcours du combattant pour se glisser entre les échafaudages et les valises à roulettes.
Autant de raisons – et il doit y en avoir d’autres encore ! – de militer pour « le maintien et l’encouragement dans tout le pays d’un transport ferroviaire de proximité, accessible à toute heure et sans réservation »8.
Oserai-je, pour finir, formuler ce vœu : J’aimerais tellement, un jour, quand je serai vieux et qu’avec ma 106 on en aura marre de se faire doubler par de jeunes chauffards énervés, faire le trajet entre Poitiers et Bressuire… en train !