Rosalía Vila Tobella a 25 ans et voit le jour dans un petit village de la Catalogne. En novembre 2018, elle sort son deuxième album, El Mal Querer, qui fait l’unanimité et atteint la scène internationale. Dans les dernières semaines, elle a également sorti un single Avec J Balvin, « Con Altura », et participe au nouvel album de James Blake, dans la chanson « Barefoot in the Park ». Elle était la semaine dernière sur la scène de Coachella, et participe au We Love Green festival à Paris début juin. En bref, elle est partout et elle le mérite.
Cet article souhaite démontrer que Rosalía est bien plus qu’un nouveau phénomène de la pop-culture. Par son hybridation du flamenco, qu’elle mélange au R&B, elle participe activement à l’évolution du flamenco et le remet internationalement au goût du jour.
Brève histoire du flamenco
Originaire de la région espagnole de l’Andalousie, le flamenco apparaît entre le XVIe et le XVIIe siècle, à la jonction des cultures gitane et espagnole, mais aussi avec des échos à la culture arabe (au vu de la colonisation arabe de 711 à 1248 dans la péninsule ibérique — notons que « Al-Andalus » désigne l’ensemble des territoires ibériques dominés par les musulmans).
Une hypothèse qui expliquerait la naissance du flamenco serait qu’en 1492, le peuple espagnol fut forcé à se convertir au catholicisme. Les personnes qui ne se convertissaient pas étaient brûlées sur la place publique, enfin on connaît le processus quoi, rien de nouveau. C’est dans cette atmosphère d’union entre les gitans, les musulmans, les juifs et tous les peuples opprimés par cette nouvelle loi que serait né le flamenco. Il exprimerait à l’origine l’angoisse et le refus de l’oppression dans une fusion des cultures.
Par ailleurs, la reconnaissance du peuple gitan comme acteur fondamental de la création du flamenco n’est pas arrivée avant très longtemps, et a été oblitérée pendant la dictature franquiste (1936-1975), où Franco a artificiellement exporté le flamenco pour en faire une attraction touristique majeure de l’Espagne.
Le flamenco en soi est composé de six éléments :
- Cante : le chant
- Baile : la danse
- Toque : la guitare
- Palmas : les claquements des paumes des mains
- Jaleo : les commentaires qui ponctuent le chant
- Pitos : les claquements de doigts
(ndlr : les castagnettes, qu’on associe aujourd’hui à la danse flamenca, ne sont apparues qu’au XXe siècle et ne sont pas très appréciées des puristes.)
En bref, le flamenco marie la musique et la danse, se crée sur une grille mais est une forme intrinsèquement improvisée et rend le chant central. Il transmet l’angoisse, la souffrance, la passion, la joie. Et tout cela ne tiendrait pas sans El Duende. Le Duende est une notion absolument intraduisible de la culture espagnole. Si un artiste a le Duende, il a la possibilité d’accéder à une autre dimension et à un niveau d’expression inaccessible au commun des mortels. C’est un pouvoir mystérieux que tout le monde peut ressentir mais que personne ne peut expliquer. Quand on entend El Camarón de la Isla (ou Rosalía) chanter, on comprend ce qu’est le Duende.
Rosalía
Comme dit plus haut, la chanteuse de flamenco Rosalía va s’inspirer du R&B pour réaliser son album El Mal Querer. Toutefois, cela reste avant tout du flamenco. En effet, elle explique (dans ses Instagram stories) que le fil narratif qui unit toutes les chansons de l’album a été inspiré par Flamenca, un roman occitan du XIVe siècle. Hormis le fait qu’elle a indubitablement le fameux Duende, Rosalía intègre dans son album beaucoup de rythmique du flamenco, notamment en utilisant les « Palmas », les claquements de main. Avant l’introduction du cajón, les « Palmas » sont les premières percussions du flamenco. Par ce parti pris, l’artiste fait écho à la forme la plus crue, nue, minimaliste du flamenco.
Enfin, pour la chanson « Reniego », elle a travaillé avec Jesús Bola, un grand musicien et orchestrateur de flamenco classique. Cela fait de « Reniego » la chanson la plus classique de cet album hybride.
Comment Rosalía fait évoluer le flamenco
Comme toute forme culturelle, le flamenco est en évolution constante, et son hybridation fait partie de son histoire.
Pendant la création d’El Mal Querer, Rosalía s’est faite grandement assister par Pablo Diaz Reixa, alias El Guincho, collaboration qu’elle n’hésite pas à mettre en avant. El Guincho vient plutôt de l’électro-psychédélique et a notamment assisté Björk dans certaines de ses productions, ce qui confirme ce désir de ne pas correspondre à une seule catégorie musicale.
De la même façon, elle utilise l’autotune sur les choeurs et les « Jaleos », un parti pris esthétique qui permet, selon elle, de donner « une forme d’agressivité à la voix ». Elle a aussi cherché à minimiser la présence de la guitare flamenca pour y préférer des harmonies vocales inspirées des musiques africaines. L’envie première était d’expérimenter, de mettre la voix au premier plan de son album, d’en faire l’instrument principal.
Comme exemple d’hybridation du flamenco, on pense à la troisième chanson de l’album, « Pienso en tu Mirá », qui a les côtés « catchy » de la pop mainstream mais aussi la forme la plus basique du flamenco, à savoir l’écriture en « cuarteta octosílaba », soit des strophes de quatre vers faisant chacun huit pieds.
Parfois accusée de s’approprier la culture gitane sans l’être elle-même, que ce soit à cause du flamenco ou de l’esthétique de ses clips et de certaines de ses tenues (les gros anneaux et autres bijoux en or), on peut répondre que la caractéristique nomade des peuples gitans font que leur culture ruisselle partout où ils sont passés. En effet, pour ce qui est du flamenco, les personnes pratiquant cet art sont loin d’être toutes gitanes (puisqu’on trouve aujourd’hui plus d’écoles de flamenco au Japon qu’en Espagne). Quant à l’esthétique générale, les bruits de motos dans certains de ses morceaux, les camions dans ses clips, les plots de circulation et autres, tout cela fait partie de la culture gitane contemporaine, mais c’est aussi le décor de l’enfance et de l’adolescence de Rosalía dans un petit village de Catalogne.
Rosalía apporte une couleur nouvelle et rafraîchissante à la scène musicale hispanophone, et nous transporte avec ce « projet », cette « vision », son « défi » (pour reprendre ses mots), défi qu’elle a créé bien avant de signer avec une quelconque maison de disques.
Si, après cet article, tu doutes encore du pouvoir du Duende, je te conseille d’écouter cette performance de l’ordre du miracle faite à la cérémonie des Goya, où Rosalía reprend un classique espagnol.