Descartes, et son « je pense, donc je suis », nous aura donné beaucoup de fil à retordre depuis le fond de son cercueil. Sa maxime est à l’origine de la séparation, distinction et différentiation entre le corps et l’esprit, un processus ayant pour résultat de construire les deux domaines en tant qu’opposés, un couple binaire antithétique structurant notre compréhension du monde le long de cet axe.
Rationalité vs émotions
D’un côté, le corps, la nature, les émotions, la sexualité, les affects, les passions, l’être humain primitif et non évolué – bref, tout ce qu’on ne peut contrôler, qui semble plus ou moins vouloir agir à sa guise, et qui ne semble pas se soumettre à la loi de la logique, de la rationalité, de la perfection – autant de principes régissant l’autre côté, celui de l’esprit, du contrôle, de la maîtrise, de la raison, de la sagesse, de la contenance, de la bienséance, mais aussi de la transcendance…
Sa compréhension de l’être humain a déjà été longuement critiquée, notamment en ce qui concerne la séparation entre corps et esprit (qui a déjà essayé de penser sans un corps ?!) – et aujourd’hui, je me penche sur un autre aspect impliqué par cette maxime dissectrice : la logique vs. les émotions. Plus particulièrement, sur les incalculables heures de dialogues comptabilisées par tout un chacun, qui ont pour sujet les émotions relatives à une situation. Qui ne passe pas un temps considérable à discuter de manière on ne peut plus rationnelle avec son ou sa meilleur.e ami.e des émotions surgissant en réponse à une situation de crise intense ?
Les émotions sont rationnelles !
L’interprétation d’une situation dépend de la quantité d’informations à notre disposition, mais également de notre réponse émotionnelle, que nous décryptons rationnellement en batterie. Si nos émotions étaient aussi primitives, et donc irrationnelles qu’on voulait nous le faire croire, nous ne passerions pas autant de temps à les expliciter. De fait, les émotions impliquent un jugement – selon si elles nous sont bénéfiques, ou nous causent du tort. D’après Robert Solomon, professeur en philosophie, les émotions sont rationnelles – elles s’inscrivent dans un comportement de manière significative et continue, et peuvent être expliquées par un ensemble cohérent de causes. Mais plus important : les émotions sont intentionnelles et intelligentes, nécessitent un degré avancé de sophistication conceptuelle, une conception du soi et une habilité à l’abstraction. Elles procèdent selon des ensembles parfois très complexes de lois et de stratégies – selon une logique qui, bien qu’elle puisse parfois être difficile à suivre, n’est pas pour autant seulement celle d’une émotion propre. Définissant la rationalité principalement à travers l’intention et l’intelligence, il explique que la logique pré-réflexive des émotions peut, comme toutes les logiques, être amenée à la surface – à travers des heures de réflexions autour d’un café, ou d’une tasse de thé avec nos besties un dimanche après-midi de février pluvieux, par exemple.
L’objectif caractérisant la logique des émotions est la demande d’une transformation – que celle-ci soit interne ou externe, quelque chose doit changer. La peur face à un danger tangible nécessite un changement directement dans l’environnement de la personne menacée ; au contraire, la rancune requière une transformation plutôt interne. La motivation intense d’une émotion, c’est qu’« elle exige que le monde soit changé, et si un changement objectif est impossible, un changement subjectif devra faire l’affaire. » Plus une émotion est violente, plus le besoin d’un changement est désespéré – une sorte de stratégie de dernier recours. Le plus souvent, celle-ci est subjective, permettant de restructurer l’expérience en réorganisant les priorités et les investissements, au regard d’obstacles objectifs impossibles à surmonter – mais en réalité, l’émotion contient les deux intentions, et provoque les deux réactions – celle de changer le monde et d’en transformer sa vision…
Rationalité, réflexion et évaluation
Lorsque nous évaluons nos émotions et nos réponses comportementales, nous avons tendance à confondre la rationalité d’une émotion avec la pertinence des actes que nous avons commis, dans nos tentatives de modifier le monde extérieur – avec parfois des conséquences catastrophiques, des stratégies remarquablement stupides ou des actes destructifs ou désespérés. Nous confondons, lors du processus de réflexion et d’évaluation, nos comportements avec l’émotion qui nous a induit à agir. Bien souvent, ce n’est pas notre émotion qui est dérangeante – elle peut même avoir fait part d’une structure durable de notre vie pendant une période particulièrement longue. La situation à l’origine de la crise peut, elle, être en revanche dérangeante, inhabituelle ; une situation d’urgence dans laquelle nos réponses habituelles ne sont pas appropriées…
Puisque la logique des émotions est explicitable, le processus de réflexion pourrait avoir pour finalité de développer une stratégie plus adaptée : décortiquer son évolution émotionnelle revient à déterminer ses causes, en fonction de processus internes, de structures comportementales, de traumas ou de la situation et de son contexte. Or, plus on a d’informations disponibles lors d’une prise de décision, plus nos stratégies ont de chances d’être adaptées et couronnées de succès.
Le potentiel des émotions
La méprise des émotions pour un processus intrinsèquement irrationnel nous prive du potentiel informatif non négligeable qu’elles présentent. Une culture émotionnelle plus riche et plus complexe nous servirait sans aucun doute à améliorer notre expérience sur terre. Comprendre la logique intrinsèque des émotions nous rendrait beaucoup plus sensibles, et donc plus adaptés, car beaucoup plus à même de réagir. Cet apprentissage peut se faire de différentes manières. L’une d’entre elle, verbale, se constitue d’une description d’une relation causale, d’un contenu rationnel, tel que « le regret est l’expérience d’avoir choisi une option et de se rendre compte que si l’on avait choisi l’autre option disponible, la récompense aurait été plus grande. L’envie fait référence au fait qu’une personne aurait pu choisir l’option alternative choisie par une autre personne et aurait fini par obtenir un meilleur résultat » (Kirman et al. 2010). Ce type de description exemplifie une logique intrinsèque aux émotions, indépendante d’une quelconque situation et objective.
Une alternative, plus intuitive, est proposée par Chip Conley (2012) dans son livre Emotional Equations. Son approche représente les interactions entre les émotions, et les décompose en différents éléments. Certaines équations sont plutôt simples, mais extrêmement claires (du type : « désespoir = souffrance – sens » ; ou encore « déception = attentes – réalité », ou « regret = déception + responsabilité »). D’autres sont plus complexes, mais tout autant éclairantes (par exemple : « authenticité = conscience de soi x courage », ou « sagesse = racine carrée de l’expérience »). Cette vision des émotions montre une relation causale relativement directe – une logique « mathématique », dont l’apprentissage nous permettrait de diagnostiquer au mieux les symptômes et leurs causes, et ainsi de prendre les décisions les plus adaptées.
Les émotions sont rationnelles, elles possèdent une structure logique, intrinsèque et objective – qui par conséquent peut être apprise et enseignée, au même titre que les mathématiques ou la philosophie – elles indiquent également une relation subjective à nos besoins (les émotions négatives témoignent de besoins non respectés, et inversement proportionnel). Si nous apprenions à les lire, à utiliser le potentiel informatif qu’elles transportent, nul doute que notre expérience de la vie serait beaucoup plus épanouissante – tant au niveau individuel que global …
Sources:
- Solomon, R.C. (1977) : The Rationality of the Emotions, Southwestern Journal of Philosophy, Vol. 8, No. 2 (SUMMER, 1977), pp. 105-114 (10 pages), University of Arkansas Press.
- Kirman, A. ; Livet, P. & Teschl, M. (2010) : Rationality and emotions, in Philos Trans R Soc Lond B Biol Sci. 2010 Jan 27; 365(1538): 215–219.
- Conley, C. (2012): Emotional Equations: Simple Truths for Creating Happiness and Success, Atria Books.