« It is wrong, always and everywhere, to believe
anything on the basis of insufficent evidence »
William Clifford
Il est toujours surprenant pour un « amoureux du savoir » de voir avec quelle vigueur l’idée relativiste selon laquelle « il n’y a pas de vérité » ou encore que « toutes les croyances se valent » a le vent en poupe chez les classes culturelles dominantes.
Je vous dépeint la scène. Une discussion animée s’amorce sur un sujet politique entre quelques amis. Poussé.e à bout, un.e enthousiaste se laisse emporter et appuie son propos par un malheureux « Mais c’est la vérité ! ». À cet instant, on peut être sûr que l’un.e des participant.e.s à la discussion aura la présence d’esprit de rétorquer d’un air inspiré « mais qu’est-ce que la vérité ? Ça n’existe pas ! Il n’y a que des croyances », ou autre ineptie du même genre. Bien souvent, cette réplique devenue trop consensuelle ne trouve aucun opposant solide pour reprendre les armes – pourtant millénaires !! – grâce auxquelles les philosophes ont toujours combattu le relativisme.
Car on fait comme si cette position était résolument moderne : avant on était dogmatiques ; on a pensé que l’Église avait raison, et puis la science moderne a montré ses limites ; on a ensuite montré que la science moderne elle aussi avait ses limites. Un interlocuteur un peu instruit vous parlera de ses « postulats », de ses « paradigmes », etc. Mais aujourd’hui, conclura-t-il, on sait bien que tout ça était bien naïf, que le projet des Lumières a échoué et qu’il a conduit à l’enfer de la techno-science, et blablabla.
Et pourtant, derrière son actualisation postmoderne – critique des Lumière et de l’histoire des sciences – ce discours est vieux de plusieurs millénaires. On l’appelle le relativisme, et son représentant le plus illustre fut Protagoras, un sophiste auquel Socrate s’est vivement opposé, par exemple dans les dialogues de Platon comme Protagoras ou Théétète. Protagoras y défend l’idée que « l’homme est la mesure de toutes choses », ce qui signifie que c’est lui qui, par ses croyances et ses actions, définit ce qui est vrai et ce qui est faux, ce qui est bien et ce qui est mal. L’idée est non seulement que « toutes les opinions se valent », mais que l’opinion a aussi cette force de devenir la vérité pour celui qui y croit. Ainsi les expressions comme « ma vérité » ; « ta vérité », « à chacun sa vérité », n’ont rien de bien moderne ou révolutionnaire. Elles sont une tentation ancienne contre laquelle la philosophie s’est toujours battue, et doit plus que jamais le faire aujourd’hui.
Aristote, après Platon, avait coutume d’envoyer les relativistes dans les cordes en les confrontant à leurs contradictions logiques. Si en effet « toutes les opinions se valent », alors l’opinion selon laquelle « toutes les opinions ne se valent pas » a autant de valeur que l’opinion selon laquelle « toutes les opinions se valent ». Ou encore : s’il n’y a pas de vérité, alors l’opinion selon laquelle « il n’y a pas de vérité » ne peut pas elle-même être vraie. Si elle l’était, ce serait une contradiction performative : le fait de l’affirmer prouve le contraire de ce qu’elle affirme. Donc elle est fausse. Mais elle ne peut pas être fausse, dirait un relativiste, puisque quelque chose ne peut être faux qu’au regard de la vérité contraire. Aristote en conclut logiquement que le relativiste est une « plante verte » : il attire le regard mais il ne sert à rien. Il parle mais ne signifie rien, il ne fait que du bruit.
Le travail d’Aristote est à refaire, sans cesse, sans se décourager.
Je fais toujours une petite expérience de pensée avec mes élèves, quand on aborde le thème de la vérité. Je leur propose de commenter un sondage fictif sur l’existence de Dieu. Imaginons que l’on demande par sondage à un échantillon de la population mondiale, si Dieu existe ou non. Imaginons que 50 % répondent que oui, Dieu existe, et que 50 % répondent que non, il n’existe pas.
Première question que je leur pose : Qui a raison ? Exceptés quelques provocateurs confiants dans leur athéisme, l’immense majorité des élèves, ayant souvent peu le goût de la polémique, me répond toujours : « on sait pas, on peut pas savoir ». Je suppose qu’il y en a bien quelques autres qui sont convaincu.e.s que ce sont celles et ceux qui disent que oui, Dieu existe, qui ont raison. Mais ces quelques rares vestiges d’une foi certaine d’elle-même s’abstiennent en général de prendre la parole. Certain.e.s autres, qui m’intéressent beaucoup, vont jusqu’à dire : « Tout le monde a raison ». Ils/elles sont tellement relativistes qu’ils/elles sortent du bois avant ma deuxième question, pourtant censée les débusquer
Deuxième question : Ont-ils tous raison ? C’est ici que la malaise survient et que ce qu’on appelle un « problème » en philosophie éclate. Les plus téméraires continuent de soutenir sans faillir que oui, tout le monde a raison ; les autres ne savent plus où ils/elles habitent. Et puis, après un petit temps de réflexion, s’élève souvent une voix jusque là inouïe : un.e élève s’écrie, comme sous le coup d’une révélation : « bah non ils peuvent pas avoir raison, c’est pas logique ! ». Et en effet, c’est pas logique. Comment un objet – que ce soit Dieu ou autre chose – pourrait-il à la fois exister et ne pas exister ? Il y a là une contradiction manifeste, qui une fois explicitée parvient à convaincre le reste de la classe : on est obligés de convenir que, parmi les participant.e.s au sondage sur l’existence de Dieu, 50 % ont raison et 50 % ont tort, et ce, quand bien même on ne sait pas lesquel.le.s ont raison, lesquel.le.s ont tort.
Mais que de temps et d’effort pour parvenir à cette évidence logique selon laquelle, de deux opinions contraires, les deux ne peuvent pas être vraies. Comment se fait-il que, malgré la logique, et malgré 2000 ans de réfutation depuis Platon et Aristote, nous ayons encore chaque jour les oreilles polluées par le bruit relativiste ?
Si le relativisme a peu de raisons en sa faveur, qui permettent de le justifier ou de lui donner raison, il a tout de même des causes, qui permettent d’expliquer son existence. Je vais me risquer à faire l’hypothèse de quelques-unes de ces causes.
Il y a une première série de causes psychologiques :
1) La peur de l’erreur. On se dit que l’on risque de se tromper, de dire des bêtises. Et en effet, on en dit très souvent. Par conséquent, pour ne pas avoir à assumer le fait que l’on ne sait pas grand-chose à ce que l’on raconte, on se cache derrière le refuge du relativisme : « je m’en fous de tes preuves scientifiques, je te dis que c’est ma vérité, c’est comme ça que je le ressens moi ».
2) La paresse intellectuelle. On ne veut pas faire l’effort de se renseigner précisément sur les connaissances produites dans tel champ du savoir, mais on ne veut pas se priver du plaisir d’avoir des opinions. Donc on se permet de disqualifier globalement la science en tant que telle. « Pourquoi est-ce que je m’emmerderais à apprendre les théories des sciences, alors que demain elles ne seront plus vraies ». Au passage, si demain elles ne seront plus vraies, c’est qu’elles ne l’étaient pas hier et ne le sont pas plus aujourd’hui non plus! Une théorie ne peut pas être vraie à un moment et fausse à un autre, si la réalité elle-même n’a pas changé. Ce qu’il faudrait dire, c’est que l’on a cru qu’elle était vraie, et maintenant on ne le croit plus. Nuance.
3) La soif de mystère. On se dit que tout savoir sur tout n’est pas une bonne chose dans l’existence, que l’on a besoin d’une part de mystère pour « donner du sens » à la vie, que si tout était transparent, l’absence de sens de la vie deviendrait une évidence insupportable, qu’on aurait plus qu’à se tirer une balle. On se dit alors qu’on a besoin de croire en quelque chose, quand bien même ce ne serait pas prouvé ou démontré. Je ne sais pas précisément d’où vient cette idée, Nietzsche et sa défense des « illusions vitales » en est l’un des principaux représentants. Toujours est-il que cette idée permet de garantir un reste de crédit aux religions, bien que la rationalité scientifique moderne ait déjà largement détruit les dogmes sur lesquels elles reposaient.
Le souci dans tous ces éléments d’explication, c’est que ce sont des causes qui ne peuvent pas devenir des raisons. Ils peuvent expliquer pourquoi on refuse l’idée de vérité, mais non pas légitimer de façon convaincante ce refus. En effet, qui peut sincèrement dire qu’il a besoin d’une illusion pour vivre ? Ou bien il sait que c’est une illusion, et alors il ne peut pas vraiment y croire, mais seulement se persuader qu’il y croit en se mentant à lui-même. Ou bien il ne sait pas que c’est illusion, et alors il peut en effet y croire. Mais alors il y croit non pas parce qu’il se dit qu’il en a besoin quand bien même ce serait faux, mais il y croit parce qu’il pense que sa croyance est vraie. Il n’est donc pas possible de sincèrement croire à quelque chose que l’on sait par ailleurs être une illusion, à moins d’être en pleine dissociation psychique. Autrement dit, celui qui refuse l’idée de vérité au nom d’un besoin vital de croire en quelque chose, ne peut le faire que parce que déjà il ne croit plus. Il adopte une attitude extérieure à la croyance. C’est une posture, un style qu’il se donne. Mais en réalité il ne croit pas à ce dont il parle. Car toute croyance sincère se définit comme le fait de croire que quelque chose est vrai. On ne peut pas dissocier la croyance de l’idée de vérité. Celui qui soutient à la fois qu’il « croit en quelque chose » et qu’ « il n’y a pas de vérité » est donc soit bête soit de mauvaise foi.
Par ailleurs, au-delà de ces causes psychologiques, il existe également une série de causes politiques qui permettent d’expliquer pourquoi nous sommes tant attaché.e.s au relativisme.
1) La peur du conflit. Dans des sociétés pluralistes comme les nôtres, en matière de valeurs, de religions, etc., prôner une attitude de tolérance envers les croyances de chacun permet de maintenir une certaine paix sociale. « Chacun est libre de croire ce qu’il veut » est plus fédérateur que « la science départage les croyances vraies et les croyances fausses ». Que nous ayons tous adopté plus ou moins consciemment une conception relativiste du débat public peut donc trouver une justification – et non plus seulement une explication – dans le besoin de faire taire les conflits pour pouvoir vivre ensemble.
2) Une certaine idée de la démocratie. Le relativisme promulgué dans l’Athènes antique par les sophistes comme Protagoras peut également se comprendre à l’aune du régime démocratique naissant. Lorsque c’est dans l’assemblée des citoyens que les décisions politiques sont prises, le conflit entre des opinions contradictoires ne peut plus être arbitré par l’autorité d’un chef ou de la tradition. Il doit être réglé par l’intermédiaire de la délibération collective au cours de laquelle l’opinion la plus séduisante finit par emporter l’adhésion de la majorité. Les sophistes étaient les conseillers en communication de l’élite athénienne. Contre rémunération, ils prodiguaient leurs conseils en rhétorique aux riches ambitieux qui voulaient accéder aux charges les plus élevées. Le problème des sophistes n’était donc pas de savoir quelle opinion était la plus vraie, mais de savoir comment rendre convaincante l’opinion que leur client voulait faire accepter par la majorité de l’assemblée.
Ce rappel historique permet de mieux comprendre pourquoi, dans nos démocraties modernes, le relativisme a autant de succès. Puisqu’il n’y a pas de vérité objective, puisqu’au départ toutes les opinions se valent, eh bien « que la meilleure gagne » dans la compétition démocratique. La croyance qui l’emportera ne sera pas la plus vraie, mais celle qui aura su séduire le plus grand nombre. De ce point de vue, l’exigence de vérité constituerait comme un obstacle à la démocratie. Le peuple doit avoir le droit de juger et de décider de tout, y compris de ce qui est vrai ou faux.
Cependant, cette conception relativiste de la démocratie n’est pas convaincante, en ce sens qu’elle implique à la fois une négation du relativisme et de la démocratie. Elle nie le relativisme, puisque, partant de l’idée que toutes les opinions se valent, la nécessité de prendre une décision nous fait aboutir à la victoire de l’opinion la plus populaire sur les autres, donc à un renoncement à l’égale valeur de toutes les opinions. Elle nie également la démocratie, puisque comme l’avait vu Platon, en démocratie ce n’est pas le peuple qui gouverne, mais bien le charme de la parole de celui qui sait maîtriser les ficelles de la rhétorique. Et l’on sait combien toute campagne électorale peut se jouer sur l’art et la manière de mentir sur ses véritables intentions…
Au contraire de cette conception relativiste de la démocratie, il faut défendre l’idée qu’une démocratie véritable ne peut vivre que si la discussion publique obéit à l’exigence de vérité, et si la confrontation des arguments et des preuves conduit le peuple à décider « en connaissance de cause ». La critique des fausses croyances et la réfutation des « fake news », ne doivent pas être vues comme autant de restrictions de la liberté des citoyen.ne.s de penser ce qu’ils ou elles veulent, mais comme le seul moyen de reprendre véritablement le pouvoir contre les mensonges que certains veulent nous faire avaler pour conserver leur pouvoir.
1 Commentaire
Je ne suis pas de votre avis en ce qui concerne le relativisme. « il n’y a pas de vérité » ou encore que « toutes les croyances se valent ». Pour moi ces deux affirmations sont des sophismes.
Je pense que l’origine de mon désaccord se situe ici :
« L’idée est non seulement que « toutes les opinions se valent »… » ce qui est le point de départ de votre thèse.
Il y a ici, je pense, une erreur de logique : vous dites (il me semble) que la conséquence de penser comme Protagoras est que toutes les valeurs se valent.
Je pense que la base de la « logique » relativiste est simplement de faire perdre son caractère absolu à quelque chose en le mettant en relation avec autre chose, un contexte par exemple(relativiser).
Ainsi la conséquence du relativisme est simplement qu’on ne peut pas dire que deux valeurs sont égales ou inférieures ou équivalentes DANS L’ABSOLU puisqu’on ne se base pas sur les mêmes critères pour les comparer. C’est un peu comme si vous essayiez de diviser par zéro sur votre calculatrice : elle vous répondra n/a ou Error.
Au risque de me répéter, on ne peut pas dire que le relativisme mène à dire que toutes les valeurs se valent car cela reviendrait à utiliser un énoncé absolu alors même que le relativisme cherche à faire perdre le caractère absolu d’un concept.
A partir de là votre exposé est, me semble-t-il, caduque.
La conséquence est la suivante : Je peux dire qu’il n’existe pas de bien absolu ou de mal absolu (par exemple) ; ce sont des concepts qui dépendent d’un contexte culturel. Par contre le bien « par rapport à » ou « le mal part rapport à », oui évidemment que cela on peut le dire (si on veut rester logique)
Je vais aller plus loin : vous pourriez alors me dire que puisque je ne peux pas porter de jugement sur une valeur je ne peux pas faire de choix. A ceci je répondrai que nous ne sommes pas des êtres absolus mais des êtres relatifs, c’est à dire que nous sommes le fruit de notre histoire, de nos expériences, de nos apprentissages, de notre culture.
En découle que dans une communauté, une nation, une civilisation, il y a comme un contrat tacite, des valeurs communes.
Je peux donc faire des choix et considérer que « par rapport » à ma façon de penser, telle ou telle chose est bonne (ou mauvaise), c’est à dire bonne (ou mauvaise) par rapport à ce qui me semble être bon ou mauvais (et qui ne le sera pas forcément pour autrui).
Ainsi j’ai conscience que ce que je pense moi, un autre peut penser différemment ; pour autant cela ne m’oblige pas à accepter sa façon de penser ou sa morale.
Pour conclure, j’ajouterais que la croyance en dieu est difficilement compatible avec le relativisme-par ce qu’il implique souvent un absolu-, mais pas impossible, tout dépend de ce que l’on met derrière le mot dieu.
En ce qui concerne la science, je pense que l’opinion n’a rien à y faire, on ne parle pas ici de croyances, mais d’expériences reproductibles (en principe) qui permettent d’élaborer des théories grâce à des consensus scientifiques. Il faut cependant garder à l’esprit le concept de réfutabilité de celles-ci (confirmer ou infirmer selon les mêmes méthodes). Aussi garder à l’esprit que le spectre des sciences est extrêmement large, et il me semble que le coté rationnel n’est pas le même en physique quantique qu’en géographie humaine par exemple.
Jay